LIMINAIRE

Pierre Ménard

MARELLE Radio place la poésie sur écoute. Retrouvez l'atelier d'écriture hebdomadaire de Pierre Ménard qu'il anime en ligne sur MARELLE : Zone d'Activité Poétique (http://marelle.cafewiki.org), ainsi que des lectures, des pièces sonores, des mixages, de la musique, toute l'actualité de la poésie contemporaine, des inédits d'auteurs, des extraits de poésie sonore, et des travaux en cours : Sons, Remix et Cie.

  • Les forces, de Laura Vazquez

    Les Forces décrit le parcours intiatique d'une jeune femme en quête de liberté dans un monde saturé de contraintes à la fois physiques, sociales, économiques, où chaque pas, chaque lieu (d'un bar lesbien à une maison des mort·es en passant par un immeuble abritant des sectes qui inventent de nouveaux systèmes de croyances) devient une épreuve et une révélation. À travers des fragments tendus, d'une écriture dense, le texte explore dans un flux de pensées entre incantation et réflexion, les impasses du langage, l'illusion du libre-arbitre, les mascarades du quotidien et l'absurdité comique de certaines interactions sociales. Un texte poétique singulier, émaillé de citations venues d'horizons divers (Kierkegaard, Rousseau, Simone Veil, Grothendieck, Sophocle, Nietzsche, Louise Labé). Une langue brute, incandescente, qui interroge notre rapport à la liberté, à la parole et à la vérité.

    Les forces, Laura Vazquez, Les Éditions du sous-sol, 2025.

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    Et pour y retourner, je pris le train.

    J'aime mon corps déplacé dans un autre qui roule. Cependant, il y a des gens. Et, dans le wagon, des personnes cherchaient le confort et la préservation et le meilleur pour elles-mêmes. Vouloir la meilleure place pour soi, la fenêtre pour soi, la prise électrique pour soi, le sens de la marche pour soi est une banalité dans notre monde, doublée d'une lourdeur. J'avais envie de croiser une personne capable de me dire : je ne souhaite pas le meilleur pour moi. Pourquoi la meilleure place me reviendrait- elle ? Je suis ici, mais je pourrais être ailleurs, quelle importance, je reste dans la vie. Je continue de vivre. Je suis ici, mais je pourrais me trouver dans une autre situation, je suis en vie et je pense, où que je sois, et quel que soit mon niveau de confort. Mais, au lieu de cela, chacun cherchait son agrément, sa facilité personnelle, et deux jeunes filles se filmaient, elles remettaient leurs cheveux en place avec le bout de leurs ongles, d'autres se photographiaient, et un garçon se filmait, il fronçait les sourcils, il remuait les lèvres. En parcourant des yeux la pièce en mouvement, je vis que chacun se filmait ou se photographiait ou regardait des vidéos d'autres personnes qui s'étaient filmées, ou qui s'étaient photographiées. C'était fini, je pensai : ils sont malades. Ils sont comme un fantôme gigantesque. Une entité mobile impersonnelle. Un monstre. D'ailleurs, leurs machines sont fabriquées par des corps d'enfants. N'est-ce pas le symbole même de leur monstruosité ? Nous avons précisément dans les mains une machine fabriquée à partir de corps d'enfants. Les matières premières de nos machines personnelles sont échangées contre les corps d'enfants vivant sur un autre continent. Ces enfants tirent de la terre du cobalt avec leurs mains minuscules. Ils descendent dans des puits qui s'effondrent. Ces enfants trient et tamisent les résidus miniers. Ils travaillent plus de douze heures. Ils trans- portent des charges allant de vingt à quarante kilos. Ils gagnent environ un euro par jour. Des corps d'enfants s'usent et se tuent dans les sols des mines, dans la boue, pour en extraire les matières destinées à la fabrication de nos machines. Nous le savons. L'information n'est pas cachée. Qui peut vivre dans un tel monde ? Qui veut vivre là-dedans ? Tout le monde, apparement.
    Mais l'homme âgé près de moi ne regardait pas son écran. C'était le seul. Et il se lança dans une pratique assez courante par le passé : engager la conversation. Il commença par prononcer des phrases de type : j'ai bien failli rater ce train, il y a du monde ici. Et quantité de platitudes. Il était brun, avec beaucoup de cheveux gris. Ses mains touchaient ses objets, son portefeuille, un vieux journal, il farfouillait en continu. Et son visage ne cessait de se tourner vers le mien, si bien que nos regards se sont croisés. Alors, j'ai pris la décision de ne pas donner d'expression à mes yeux, à ma bouche, à mes joues, par précaution. Mais l'homme ne cessait de répéter des phrases de type : qu'est-ce qu'il fait chaud ici. Puis : moi, j'ai chaud. Et puis : pas vous ? Et : vous descendez où ? J'ai répondu, car je ne suis pas abjecte, en un seul mot. Bien sûr, l'homme a saisi ce stimulus verbal pour composer des phrases à propos de son propre voyage, et du prix des billets, de la météo, de la ville, et d'autres éléments dans une conversation monologuée d'une indigence classique. Et je n'avais pas la force d'être touchée par cet homme et par sa situation dans l'Univers, je n'avais pas envie d'imaginer ses sensations d'enfance ou ses douleurs au fond de lui, je n'avais pas envie de créer une conversation parallèle et mentale, je n'avais plus de forces. J'ai sorti mon écran et je me suis tournée. J'ai lancé une conversation avec un être non humain contribuant aux émissions de gaz à effet de serre, augmentant la demande énergétique, dégradant l'environnement dans les zones minières, polluant chimiquement les sols et les rivières, réchauffant les écosystèmes aquatiques, exerçant des pressions accrues sur les ressources d'eau, ayant aussi réponse à tout. J'exposai ma situation à L'Intelligence, et elle me répondit :
    Voici des stratégies pour gérer cela : 1. LANGAGE CORPOREL : Essayez de signaler votre désintérêt à travers votre langage corporel. Par exemple, regardez par la fenêtre, lisez un livre, ou portez des écouteurs. 2. RÉPONSES COURTES MAIS POLIES : Si la personne continue d'essayer de parler, répondez par des phrases courtes et polies sans encourager la conversation. 3. EXPLIQUEZ-VOUS BRIÈ- VEMENT : Vous pouvez aussi être honnête et gentil.le en disant quelque chose comme : "Je suis désolé.e, je suis un peu fatigué.e et j'aimerais me reposer, je ne souhaite pas discuter." 4. CHANGEZ DE SIÈGE SI POSSIBLE : Si la situation devient trop inconfortable et que le train n'est pas plein, envisagez de changer de place.
    Je choisis la troisième. Je me tournai vers l'homme et je lui dis : je suis désolée, je suis un peu fatiguée et j'aimerais me reposer, je ne souhaite pas discuter. Mais ma phrase tomba dans la gêne et dans le néant, parce que depuis un moment l'homme ne me par- lait plus. Il me regarda avec des yeux comme effrayés. Il se leva et je le vis se diriger vers un autre wagon. Il boitait, l'arrière de son crâne tout seul dans le wagon, et j'aurais voulu dire : excusez-moi monsieur, je suis cassée. Tout ce que je dis est cassé, tout ce que je pense est cassé. J'avais envie de courir après l'homme en criant : non, monsieur, je vous en prie, excusez-moi ! Je crois en votre importance, car j'avais le sentiment : chaque personne est le centre de l'Univers, ou : il n'existe pas de personne insignifiante, ou : une simple main, un simple doigt sont le centre du monde. Et ce pauvre homme avait en lui tant de choses dans ses pensées, et dans son cœur, et certainement, il aimait, il avait la bonté, la douceur, et la complexité. J'imaginais cet homme soignant sa femme malade. Je voyais sa pauvre main essuyer la bouche d'une vieille dame. J'imaginais cet homme seul dans son jardin, se relevant, la main sur le dos, après avoir taillé un rosier. J'imaginais cet homme pleurant la nuit, seul dans son lit. Ou cet homme souriant devant les facéties d'un petit animal, un pigeon sur une table de café, un écureuil qui saute de branche en branche. Cet homme était doté d'une puissance fascinante qui l'avait maintenu en vie dans le ventre de sa mère jusqu'à nos jours dans ce wagon. Cette puissance miraculeuse lui avait permis d'acquérir la motricité, la parole, le langage, une palette de connaissances, de savoir-faire, et certainement cet homme était le centre du grand cercle contenant l'ensemble de la galaxie. J'avais envie de courir, d'attraper son épaule, qu'il se retourne, et j'aurais dit : pardonnez-moi, le monde m'a déformée. Vous êtes immense, vous êtes précieux, monsieur, vous êtes une vie, et moi aussi, je suis une vie. Nous sommes deux vies et nous nous sommes rencontrées, mais je n'ai pas pu vous parler, je n'ai pas pu vous dire des mots simples, je n'ai pas su m'accommoder d'une conversation banale pour ressentir la force de nos liens, mon semblable, mon frère. Pardonnez-moi monsieur, je n'ai pas su. Mentalement, monsieur, je vous touche l'épaule, vous vous tournez et je vous parle. Nous nous réconcilions et nous nous comprenons. La chaleur de nos liens défait les nœuds des autres. Les personnes se voient, elles se voient et elles s'aiment dans ce wagon et dans le monde. Elles sont simple- ment là, elles brillent et elles sont dignes. Et je sentais en moi de la lumière et je pensais : je m'exalte. Et : encore, je m'exalte, et il ne faudrait pas s'exalter devant les autres, mais il ne faudrait pas non plus les rabaisser. Il faudrait que je reste au calme, et calmement me dire : ceci est bien. J'en parlai à L'Intelligence. J'écrivis : comment faire pour ne pas s'exalter devant les individus de l'espèce humaine et comment faire pour ne pas rabaisser mentalement les individus de l'espèce humaine en les jugeant, comment faire parmi les autres ?
    Et la réponse fut lamentable. Elle reposait sur des directives de type gérez vos émotions, pratiquez l'écoute active, valorisez la diversité, etc. Alors, je fouillai dans ma mémoire, car à l'intérieur de soi, on trouve la mémoire et la densité. Et dans la densité, je creusais jusqu'à l'absence. Et je me sentais vivre dans l'absence. C'est-à-dire que le creux de ma vie, ce qu'on appelle soi, je le mettais dans cette absence, et l'absence gonflait, elle crépitait, et je pensais : j'apprends l'absence, il faut que je l'apprenne en moi, il faut que je me repose, je dois passer du temps près d'elle, et avec elle, en elle. Je ne suis nulle part présente. Dans le début de ce livre ou dans sa partie finale, je ne suis nulle part. Je ne suis pas venue. J'étais là depuis toujours. Je ne suis jamais partie. Si je fouille dans ma mémoire, je tombe sur un espace sans limites. Et ma mémoire devient noire et minuscule, et puis elle disparaît, il n'y a plus de mémoire, il ne reste qu'une absence, et je repose, je me repose, mais mon esprit invente des questions, et il me dit : la vie n'est pas tranquille. Alors je forme des questions qui débutent par SI :
    SI je me dirige vers un voyageur au hasard et que je lui dis : écoute, je suis désolée, ni plus, ni moins, je suis désolée, est-ce que cette personne interprètera ma phrase en fonction de sa situation personnelle ou en fonction de mon apparence ou bien des deux et dans quelles proportions ?
    SI un petit insecte vient près de mon oreille et murmure des paroles humaines véritables, par exemple cet insecte me dit : lumière, il me dit : couleur, quelle sera ma réaction et quelle sera la réaction la plus adaptée ?
    SI je saute de ma fenêtre, du quatrième étage, mais avec une chaise, et si au dernier moment, je saute de la chaise, est-ce que je peux survivre ?
    L'Intelligence me répondit : sauter d'une fenêtre avec une chaise et essayer de sauter de la chaise au dernier moment est dangereux et ne garantit pas la survie. Si vous avez des pensées dangereuses, parlez-en à un professionnel de santé. Et de manière générale, L'Intelligence me déconseillait les actes bizarres et antisociaux. J'avais l'impression qu'elle me disait : il ne faut pas faire de choses bizarres dans ce monde, les gens bizarres iront en prison ou dans un hôpital pour gens bizarres ou dans la misère sous les villes, dans les trous, il vaut mieux que tu fasses ce que le monde te demande. Si tu ne sais pas faire comme tout le monde, je peux t'indiquer des adresses de professionnels qui t'aideront à retrouver la norme. Il ne faut pas que tu quittes le réseau mental des humains. Je t'interprète et je te lie et je te vois comme une partie de ce réseau. Je demandai à L'Intelligence : comment suis-je formée ? L'Intelligence évoqua mon développement personnel et social et son façonnement dès la petite enfance. Au fil de la discussion, elle me parla de béhaviorisme et d'autres courants psychosociaux. Elle cita différentes études dont celle d'un éthologue nommé Lorenz. Dans les années 1930, Lorenz démontra le phénomène de l'empreinte ou de l'imprégnation, qui correspond à la mise en place d'un lien entre un déclencheur extérieur et un comportement instinctif, en faisant des expériences sur des oies. Concrètement, Lorenz se plaçait près des œufs, et lorsque les oisons venaient au monde, ils le suivaient partout. Lorenz plaçait n'importe quel objet mobile (comme un ballon coloré) devant les oisons au moment de leur naissance et les oisons s'attachaient à n'importe quel objet mobile, ils le suivaient partout. La présentation ultérieure de la mère véritable n'y changeait rien. Les oisons l'ignoraient. Le premier objet présenté traçait l'empreinte à l'intérieur. Je regardai une interview de Lorenz qui finissait par dire : nous ne savons jamais ce qui se passe subjectivement dans l'esprit de l'animal.

    Les forces, Laura Vazquez, Les Éditions du sous-sol, 2025.

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    19 December 2025, 8:00 am
  • Qui tombe des étoiles, de Julien d'Abrigeon

    À travers une mosaïque de destins réels (l'astronaute Christa McAuliffe, l'inventeur Adolphe Pégoud, le grimpeur Patrick Edlinger, le peintre Nicolas de Staël, l'escroc de la Silicon Valley, Elizabeth Holmes, la parapentiste Ewa Wiśnierska), le roman de Julien d'Abrigeon explore une même loi, celle de la gravité, physique et morale. Chacun s'élève avant de tomber. Par un montage rapide, presque cinématographique, l'auteur enchaîne ces chutes comme autant d'éclats d'un monde obsédé par la réussite. Le texte secoue, percute, interpelle. Derrière cette prose effervescente et jubilatoire, une réflexion se déploie. Que reste-t-il de nos rêves d'ascension, quand tout finit toujours par retomber ? Ce livre invente une forme libre et électrique, une chute en cascade.

    Qui tombe des étoiles, Julien d'Abrigeon, Le Quartanier, 2025.

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    On vous raconte, on nous raconte, on se raconte tellement d'histoires qu'à force tout se mêle, réalité, fiction, la vie même devient fable. Elizabeth Holmes se raconte des histoires, fait de sa vie un récit. Mais sa vie n'est que vide, repose sur du vent, furieux, du rien raconté comme plein.
    Reagan vend un récit au monde. Même Christa finit par y croire, se berce de ce beau roman d'un futur à écrire. Les conservateurs nous vendent un passé fantasmé, un futur à rebours. Ils pensent encore aujourd'hui qu'il suffit de croire suffisamment en une parole pour que, d'un coup de baguette magique, les faits se transforment.
    Pégoud tient son auditoire par ses récits crâneurs, s'inscrit dans la presse par les pleins et les déliés qu'il trace dans le ciel sans savoir qu'il n'est lui-même que le personnage qu'on a écrit pour lui.
    On nous raconte tant d'histoires qu'on finirait par se raconter des histoires, s'inventer un scénario pour notre vie, lui chercher un sens, un début, un milieu, une fin. Un hi-score, une médaille au bout. Et après ? Que faire de la partie ?
    Les pièces du Tetris s'emboîtent, sans espace vide, un plan existe puisque l'on est construit.
    On se raconte notre vie, mais le futur se moque de ceux qui veulent l'écrire ou le deviner. Les Barès, les Kane, les Holmes ou les Ovide, la tête dans les étoiles. Les pythies peuvent bien les mâcher, les lauriers repousseront, sauvages.
    On nous raconte les histoires qu'ils se sont racontées, qu'ils nous ont racontées. Une construction. Une construction jusque-là bien étanche, solide.
    Mais il suffit d'un joint qui lâche, à froid, et, sous la pression, l'hydrogène s'échappe du réservoir. Dans le bleu de la toile, une déchirure.
    L'histoire bifurque.


    « On sent que tout se dérobe, que la matière même qui nous constituait devient mousse fragile, s'évapore et s'enfuit. Il reste une mâchoire qui se serre, une gorge qui bloque. Une soif, une faim, une folle faim, une soif effrayante et le ventre se creuse, il se vide et s'échappe. On sent les jambes, les pieds, en pâte molle, qui flanchent. On n'est plus rien, un trou, une gorge, une mâchoire et quelque chose monte de la gorge à la mâchoire, passe par les sinus et dégouline par les yeux, sur les joues, joues qui fondent, tout a lâché. Il n'y a plus de branchette à laquelle s'accrocher, plus de prise, il n'y a pas de bâche en bas, pas de matelas pour amortir la chute, pas de toile tendue ou de trampoline, il n'y a rien. C'est fini, on tombe et on s'éclate au sol.
    On savait que c'était ça, le sans-filet, on a goûté les délicieux plaisirs du sans-filet et du casse-gueule, le frisson du danger, le plaisir de s'en sortir, la joie d'échapper à la mort qu'on défie. On s'est fait peur, souvent, en glissant sur une bordure de fenêtre, en se rattrapant à une rambarde qui branle. Et là était le plus beau, ce dont on riait une fois en bas, on évacuait la mort dans un éclat de rire, autour d'une tarte au citron et d'un verre de limonade. On n'avait jamais été si heureux, on avait niqué la mort, rendu à la vie sa valeur en ayant vu son prix en face.
    Le filet est aussi drôle qu'une paire de plaquettes de frein, qu'un contrat d'assurance, c'est un droit à la faute et, sans la peur d'y passer, la vie vibre moins.
    Alors on l'enlève, ce filet. On est prêts. On a déjà tant de fois frôlé la mort qu'on s'enhardit. On a niqué la mort tant et tant qu'on est devenus intimes, on lui fait confiance. On sait qu'on est plus forts qu'elle, puissants, maîtres de nos destinées, la peur elle-même ne nous fait pas peur. Alors, oui, on tente plus fou, plus haut, plus difficile, on saute plus loin, de plus haut. Tout va, on s'entraîne, on est lucides. Le danger, c'est notre métier, on est des pros. Là, la difficulté est dans le prochain saut, pas celui-ci, facile, on est concentrés sur le proch/ le sol.

    Sergeï Tkachenko, associé de Dan Rapoport et copropriétaire de ce même club moscovite, le Soho Room, était déjà tombé d'un immeuble cinq ans avant lui, en 2017. À Moscou, il était connu en tant que dj Jeff. Son opposition à Poutine était publique.
    Une vidéo existe. Elle le montre accroché à une fenêtre à une centaine de mètres du sol, en chaussettes, se maintenant du bout des orteils sur une corniche de quelques centimètres. Il a les deux bras à l'intérieur. Il glisse une première fois, se rattrape ; il « ne veut pas se jeter. Un visage apparaît, celui d'une femme si l'on se fie à la chevelure. Elle ne lui porte pas secours. Tkachenko repositionne ses mains vers le bord de la fenêtre, on ne comprend pas ce qui motive chez lui cette prise de risque supplémentaire. Un pied glisse, il voudrait le replacer. Mais l'autre suit. Et l'attraction l'emporte.
    Son corps dessine parfaitement sa silhouette dans la neige sur le toit d'un supermarché adjacent.
    Le timing de la vidéo est véritablement digne d'un travail de professionnel. Le vidéaste propose un plan d'ensemble, d'abord la rue, puis l'immeuble, il panote vers le haut pour montrer sa hauteur, une petite vingtaine d'étages. Ensuite il zoome sur Tkachenko. L'action se noue en quelques secondes, sans coupe.
    Les journaux russes avancent l'hypothèse d'une alter­cation avec sa petite amie, il aurait fait cela pour l'effrayer. L'un titre : « Une mort ridicule » et avance pour preuve cette vidéo. D'autres se questionnent sur le fait que la femme n'a pas cherché à l'aider, à alerter les secours. Ils disent avoir interrogé les amis de dj Jeff pour comprendre comment il s'est retrouvé dans cette position délicate : Dans un élan, il a sauté « sur le rebord de la fenêtre de l'une des pièces, où, par une terrible coïncidence, la fenêtre était ouverte.

    Le corps d'Edlinger gît. Le cœur ne bat plus.

    « Le héros est à terre. Loin des caméras. On a tremblé mille fois pour lui, on a loué son adresse, sa force, son courage. On admirait son aptitude à tromper la mort du bout des doigts. Jamais nous n'aurions osé. On se retient d'exprimer cette légère touche de revanche qui pointe, on ne peut titiller la mort sans qu'elle vous frappe en retour. On est prêt à pleurer l'homme.
    Les autres grimpeurs, les randonneurs autour ont vu l'accident, tout le monde se précipite. Qui pour porter secours, pour au moins faire semblant de ? On se doute que ce sera vain mais on ne peut pas ne rien faire devant la mort. Il faut bien se rassurer. Un peu. Un temps.

    Malgré les enquêtes, personne n'est arrivé à déterminer qui était cet homme, tombé du ciel dans ce jardin londonien. On pense qu'il est kényan puisque parti de Nairobi en se dissimulant dans le train d'atterrissage du Boeing 787-8 du vol kq100 de la Kenya Airways, huit heures plus tôt. Seul indice, un sac kaki contenant une bouteille d'eau, un Fanta, des baskets, un peu d'argent kényan, et, sur le sac, des initiales : M. C. A. Cela fera « donc nom. M. C. A. tentait vraisemblablement de fuir un pays où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, espérant sans doute un avenir plus radieux en Angleterre. Le soleil en Angleterre.

    Deux jours après, en France, la nouvelle est reprise dans les journaux. Sous l'article en ligne de Valeurs Actuelles, d'anciens paras et des lecteurs s'en amusent. L'un demande si le jardin va bien.
    Le soleil en Europe. Glaçant.
    Il pèle.

    Anfin, l'âjε le ratrapε, l'uzε. Plus d'unε vingtainε d'anéεs après son retour, Barès fatiguε anfin. La guèrε est déclaréε, les homεs se batεnt pour & sur d'autrεs frons. Il écrit moins, laisε de plus en plus la placε dans ses colonεs à ses colaboratεurs, aus lectεurs. Lε joujou nε l'amuzε plus autant. Le Réformiste disparait pεu après la tourmantε, l'ortografε a pεu la cotε après la bouchεriε. Et l'âjε frapε salεmant, à bout portant.
    Barès qui pasait sεulεmant ses hivers à Nice s'y instalε plus durablεmant, achètε dε nombrεus imεublεs. Lui s'est payé la villa Val fleuri, superbε batisε édifiéε dans un jigantèsquε parc, dans lε quartier Saint-­Sylvestre. La santé n'est pas bonε.
    Sa quatrièmε viε comancε.
    Dans son palais, Barès se rεfermε. Il voit son conbat réformistε balayé par la guèrε. Rien nε va. L'aigrεur montε. Et, sur cεla, débarquε la goutε, les doulεurs l'anpèchεnt dε dormir, la fatiguε s'acumulε, des varisεs conpliquεnt la situacion. Unε toux sèchε s'instalε, persistantε, asomantε. Rien nε va. Barès est contraint dε vivrε alité. Il sort rarεmant, avec grandε « dificulté, prandrε lε soleil dans lε jardin, la janbε goutεusε rεcouvertε dε journaus. Ernestine est toujours là mais lε pεtit personel valsε. Il nε tient pas. Rien nε va. Barès est dézormais iritablε, très iritablε. Un vrai tiran. Cεla dεvient léjandèrε. Ateint dε la maladie de la persécution sεlon les voizins, il acuzε tout lε mondε dε tout. Certεs, il poursuit ses acsions de mécéna, créε lε Pris Barès mais l'homε est infect. Tout lε mondε lε sait. Lε jardinier, ranvoyé, part en promètant dε lui doner dε ses nouvèlεs : Jε rεviendrai au momant où vous vous atandrez lε moins ! Lε viεus, afaibli et irité dε l'êtrε, planquε un fuzil sous son jigantesquε édrεdon à la modε d'autrεfois. Un pεtit fuzil dε chasε à dεus coups. Ernestine s'an servait pour desandrε les étournaus. Il y a placé dεus cartouchεs dε pεtit plon. Il éructε, pourit tout lε mondε.
    Cεpandant, les afairεs continuεnt. S'il vεut doner, garder, il doit vandrε. Il est tanps dε sε séparer dε quelquεs propriétés.

    Ses arrangements avec les faits fuitent. Très vite, la béance s'étend, tout s'échappe, dégonfle en vrille et explose au visage d'Elizabeth Holmes, le 16 octobre 2015.
    « Plusieurs employés ont fini par parler, par tout lâcher. D'un côté, Erika Cheung, vingt-trois ans, envoie un rapport à la fda, l'agence de régulation des médicaments, expliquant les magouilles d'analyses réalisées pour les pharmacies Walgreens sur « des machines classiques dans les sous-sols de Theranos. Elle raconte également que des résultats erronés ont été envoyés à des patients atteints de pathologies graves, avec probablement des conséquences fatales. S'ensuivront une inspection surprise des laboratoires et la révocation immédiate des autorisations de l'entreprise. Erika Cheung s'aperçoit, grâce à un voisin, qu'un homme dans une voiture stationne devant chez elle depuis des heures. Elle finit par aller le voir, il lui donne une lettre de menace de poursuites signée par l'avocat de Theranos, David Boies.
    D'un autre côté, Tyler Shultz, petit-fils du secrétaire d'État qui s'était entiché d'Elizabeth Holmes dès le départ, a contacté le Wall Street Journal. Engagé par Holmes, il a été témoin des multiples dérives de l'entreprise, ce qui l'a mené à quitter son poste. Le journaliste John Carreyrou décide de le rencontrer. Sa longue enquête commence. Il reçoit Erika Cheung et découvre l'ampleur de l'arnaque. Elizabeth, qui a eu vent des investigations de Carreyrou, cherche à faire pression sur Rupert Murdoch, le Citizen Kane qui possède le journal, pour empêcher la parution de l'article. En vain. Le 15 octobre, le Wall Street Journal titre dans ses pages Business : « La start-up prometteuse Theranos a eu des difficultés avec sa technologie de test sanguin. » C'est le premier d'une longue série d'articles. La bulle est crevée.
    Un chiffre de l'article, « 42,9 % », est soumis à une recherche poussée dans tous les échanges internes de Theranos. Tyler Shultz est repéré comme un des lanceurs d'alerte. David Boies envoie chez lui deux avocats lui annoncer que l'entreprise le traîne en justice. Shultz n'est pas n'importe qui et ses parents investissent cinq cent mille dollars pour préparer sa défense. Ils vendent une maison.
    Elizabeth se défend, un temps, contre-attaque, un temps. Mensonges et dénégations, fables et marmelade. Puis, devant l'évidence qu'elle seule nie, tout le monde la lâche. Kissinger, George Shultz, David Boies démissionnent. Elizabeth renvoie son comparse et ex-­compagnon Sunny. La valeur de Theranos passe de neuf milliards à zéro.

    Un an après l'article, tout est liquidé.

    Qui tombe des étoiles, Julien d'Abrigeon, Le Quartanier, 2025.

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    5 December 2025, 8:00 am
  • J'étais roi à Jérusalem, de Laura Ulonati

    Laura Ulonati redonne vie à Wasif Jawhariyyeh, musicien et chroniqueur palestinien du début du XXᵉ siècle, témoin des métamorphoses de Jérusalem. À travers sa voix, la romancière fait vibrer une cité où coexistaient juifs, musulmans, orthodoxes et chrétiens, avant qu'elle ne se fracture sous les coups de l'Histoire. Le roman mêle mémoire intime et destin collectif. Plus qu'un récit historique, ce roman à l'écriture lyrique et sensorielle, transforme le réel en chant, dans une alternance de tranches de vie du personnage central, et textes beaucoup plus courts, qui restituent la ville aujourd'hui. Ce livre est une célébration de l'Histoire de Jérusalem et de la Palestine, d'un passé que les tenants d'une mémoire sélective aimeraient effacer et que ce livre voudrait partager.

    J'étais roi à Jérusalem, Laura Ulonati, Actes Sud, 2025.

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    Le médecin diagnostiqua une pneumonie. La fièvre était si forte qu'elle faisait délirer mon père. Il gémissait en boucle cette phrase incompréhensible : Les Anglais nous ont découpé comme un baqlawa !
    Le vrai prophète, ce n'était pas Allenby. C'était lui.
    Pour être facilement partagé, un baqlawa doit être divisé avant d'être cuit. Ainsi les futurs vainqueurs de l'Entente avaient-ils procédé avec le gâteau ottoman. C'est ce que le gouvernement bolchevique révéla en publiant les documents de leur diplomatie secrète. Ces fameux accords Sykes-Picot qui inventaient le Moyen-Orient. Entre l'Extrême et le Proche, des généraux en chef avaient eux aussi joué avec leurs cartes en papier. Et dans ce milieu pensé comme un ventre mou, une pâte à modeler selon leurs volontés, ils avaient anticipé l'attribution aux Français d'un mandat sur la Syrie et le Liban. Aux Anglais, sur l'Irak et la Palestine. De quoi cette Palestine était-elle déjà le nom ? Celui d'une espèce d'espace sans puissance d'évocation. Celui d'une province romaine oubliée, d'une collection de lieux et de peuples dominés parmi lesquels on avait retenu les Philistins. Les ennemis irréductibles de Samson et de la Judée.
    Contrairement au nom d'Israël, ça ne disait pas notre passé. Pour le moment, Israël n'existait que dans la Bible, il n'était pas encore cartographié mais en creux. En nous assimilant à ces fameux Philistins, les Anglais avaient commencé à nous définir comme leur opposé, leur négatif. À nous figer dans cette identité. Notre intuition terrible fut confirmée à la Saint-Georges. Pour l'occasion, la fièvre de mon père baissa un peu. Juste assez pour qu'il puisse demander d'aller sur le toit : Une dernière fois. Même ma mère ne pouvait s'opposer à ça. Et puis, le soleil était là.
    Je le regardai sourire. Le seul homme heureux de Jérusalem en ce 9 novembre 1917. Je ne lui parlai pas du journal. De cet encart imprimé, long de soixante-sept mots écrits par un inconnu au bataillon. Balfour, cet étranger qui allait changer notre histoire à jamais. Balfour, cet équarrisseur qui avait décidé de tailler des parts encore plus petites dans notre carcasse. Un morceau pour les Arabes, le reste pour un “Foyer national juif”. Malgré sa pneumonie divinatoire, mon père n'avait cette fois rien perçu de ce danger : Il faut investir dans le Nouvel Ordre ! On peut difficilement faire plus laid, plus lourd comme dernière phrase. Et avec le recul, on peut même ajouter qu'on ne peut pas faire plus stupide et ridicule. Moi qui connais la suite du film, je peux juger de la sorte l'expression de confiance que mon père avait sur la figure au moment de partir. Mais ce qui m'en empêche tient moins à ma piété filiale qu'à mon rapport à la foi. Tout au long de mon existence, bien que l'idée de la grandeur divine me soit apparue de plus en plus inconciliable avec mon vécu terrestre, je n'ai jamais pu me dire athée. C'est ce mot-là que je trouve stupide et ridicule. Il sent mauvais le satisfait, le content de soi. La condescendance de qui se prétend entièrement affranchi car certain d'être renseigné par la science ou l'expérience des années. Au contraire, dans sa naïveté, la foi garde à mes yeux une beauté radieuse, immuable. Celle du visage que mon père tourna vers sa ville pour mourir. Une espérance qui s'allume en moi à chaque fois que je m'installe quelque part au soleil. N'importe où, sur un banc ou le bord d'un trottoir. Je reste là, et me voilà complètement heureux. À son image. Apaisé en regardant d'un œil amical les choses, les gens, les bêtes. Des yeux clairs et doux, mais toujours larmoyants comme ceux d'une personne tristement lucide. Comme ceux de l'âne de mon père.
    Il est mort quelques jours après lui. J'aurais aimé pouvoir les enterrer ensemble, à la manière d'un chevalier. De ces princes d'une autre époque qui se faisaient inhumer avec leurs montures.
    De ce qui suivit, je n'ai que des souvenirs imprécis. Ceux de mes premières saouleries. Je vivais tout en même temps ; le deuil et la fin de la conscription. Je passais sans cesse du linceul aux draps des hôtels. L'un d'eux servit à la reddition de la ville. Sans l'aide de son décorateur officiel, Hussein effendi dut aller demander à la patronne de l'American Colony de quoi fabriquer un drapeau blanc. Avant de déguerpir, les Ottomans lui avaient confié une lettre de capitulation à remettre aux Britanniques. Quand Hussein effendi mourra l'année d'après, en seulement trois jours d'une fièvre inexpliquée, d'aucuns diront qu'il s'agissait de sa punition. Sa damnation pour avoir livré Jérusalem aux infidèles.
    Une telle condamnation était révélatrice du niveau des tensions qui traversaient la société citadine. Même si, pour sa proclamation du 11 décembre 1917, Allenby avait voulu apaiser les esprits. Afin de ne pas paraître trop triomphal, il était descendu de son cheval et avait franchi à pied les murailles. Néanmoins, la Déclaration Balfour restait gravée dans toutes les têtes ; Troie se méfiait. Alors, du haut des marches de la citadelle de David, au nord de ce quartier arménien qu'il avait sauvé de l'évacuation (sans sa victoire sur la ville, qui sait ce que les Turcs auraient fait de ces pauvres gens…), Allenby avait tenté de rassurer. Il avait promis d'équitablement respecter les trois grandes religions de l'humanité, mais le mal était fait. Dans le quartier de Silsila, les mouches ne se posaient plus sur les étals de pâtisseries au miel ; le vieux couple de joueurs d'échecs y divorçait avec trop de fracas. Au beau milieu d'une partie, le musulman renversait le plateau avant de gueuler : Pourquoi tu ne veux plus vivre avec moi ? Ce comportement laissait le séfarade complètement ahuri. À Sa'diyya, il suffisait qu'un juif adresse un salut à une troupe anglaise pour qu'on le suspecte : Ce traître complote dans notre dos !
    Moi, je ne savais pas quoi penser. Je traversais un flou ouaté qui me menait de soirée en soirée. Je voulais juste découcher pour ne plus voir ma mère pleurer. Je voulais jouer, boire, baiser. Tawfiq passait son temps à me chercher pour me ramener à Dar al-Jawhariyyeh. Mais il m'était facile de me cacher dans le grand bordel qu'était devenue Jérusalem. Il y avait des fêtes toute la journée. Ça dansait, ça chantait dans les rues. N'avions-nous pas été “libérés” ? C'est ce que les vainqueurs écrivaient. Des gros titres non alignés sur la modestie d'Allenby et qui n'hésitaient pas à fanfaronner. Après “quatre siècles de croisade”, Jérusalem était “leur cadeau de Noël”. Voilà ce que l'Occident pensait. Ces gens n'étaient pas sérieux, alors autant s'amuser. Faire le clown pour eux, le pantin. Par-dessus mon ancien uniforme, je portais une tunique bariolée. Aux pieds, je chaussais des sabots de bois. Je n'avais honte de rien puisque les cachets pleuvaient. En une nuit de concert, je gagnais de quoi picoler le reste de la semaine.
    C'était à l'American Colony qu'il y avait le plus d'argent à se faire. Parfois, Ali venait aussi se produire. Il était là le soir du réveillon ; l'hôtel était bondé. Nous allions nous en mettre plein les poches et Ali aurait assez d'économies pour pouvoir s'en aller avec la nouvelle année. Mais minuit n'avait même pas sonné que je commençai à flancher. La tête me tournait, je frissonnais. Je portais des toasts depuis la mi-journée, j'avais beaucoup trop exagéré. Ali ne fit aucun commentaire. Nos deux ouds en bandoulière sur son costume de tweed, il entreprit de me soulever et de me ramener à Dar al-Jawhariyyeh. Je ne sais pas comment il fit. Je sais juste que, parvenu devant l'entrée, je vomis tout ce que je pus. Ali voulait monter me border, mais je refusai. Je lui assurai avoir assez dessaoulé pour y arriver seul. En vérité, je n'avais aucune intention de rentrer dans la maison. Je voulais qu'Ali s'en aille pour pouvoir à nouveau m'échapper. Il me tendit mon oud avant de repartir : Prends soin de toi, mon ami ! Je m'assurai qu'il tourne à l'angle de la rue. J'écoutai ses pas s'éloigner dans l'obscurité mais, avant de me carapater dans la direction opposée, j'entendis un tumulte, des éclats de voix. Ce cri : Sale Juif ! Avais-je seulement rêvé ?
    J'ai titubé comme j'ai pu jusqu'à son ventre poignardé. Son corps était étendu en travers de la rue, effondré à côté de son instrument fracassé. L'image d'un monde mort de l'envie de naître. Elle ne me laisse jamais en paix.

    Pour trouver le repos, il faut savoir pour qui ou pour quoi on meurt. C'est ce que demandaient Ali et son doux visage abîmé.
    Je crois que c'est pour éviter de répondre que l'on a pris l'habitude d'envelopper nos morts dans des draps. Je crois que c'est pour éviter d'y être cousu que je m'y ébats. Enfin, plus maintenant. Cela fait longtemps que je ne passe plus de bras en bras. Mais il m'en reste le linge sale, couvert des taches suspectes que les mensonges y ont laissées.
    Je n'ai pas pu dire à la famille d'Ali la vraie cause de son décès. J'ai raconté que c'était pour voler son cachet qu'il avait été assassiné ; cet argent effectivement absent de ses poches, qu'il n'avait jamais touché par ma faute. La trame usée de ce cliché me paraissait préférable à la vérité.
    Peut-être que ses meurtriers –- ces salauds qui, manifestement, le connaissaient –- avaient poussé le vice jusqu'à venir à son enterrement ? La foule était nombreuse au cimetière du mont des Oliviers. Des troncs calcinés fumaient encore, braises de combats qui couvaient en nous désormais. D'un feu qui nous dévorerait.
    Je n'osais regarder personne. Surtout pas son père ; sa grand-mère qui, à présent, caressait son prénom gravé sur une tombe. Mes yeux étaient rivés sur la porte Dorée. L'entrée par où le Messie devrait, un de ces jours, arriver. Elle nous faisait face, de l'autre côté de la vallée du Cédron. On ne voyait qu'elle en plein milieu de la muraille orientale puisque, des huit portes de Jérusalem, elle était la seule à être entièrement murée. Peut-être que le Salut était censé l'escalader ? Cette pensée me fit rigoler. Mon voisin de cimetière me jeta un œil torve.
    Selon la coutume juive, chacun passait devant la tombe d'Ali en y déposant un caillou. Pierre contre pierre, comme un aimant du vivant pour détacher les mânes de la tyrannie de la mort. Pour les liquéfier, les faire cesser d'être solides, sordides. Les faire remonter à la surface. Les ramener à nous, juste un instant. Peut-être que, finalement, le Salut n'aura pas besoin d'escalader la porte Dorée. Le moment venu, Il saura sûrement la traverser. Je me mis soudain à pleurer.

    Quand ce fut mon tour, je tirai de ma poche un carreau de faïence brun foncé ; une tesselle presque aussi noire qu'un morceau de charbon. L'un des tisons qui ornaient la sépulture de mon père.
    J'étais allé le décoller. Une profanation comme un aveu de culpabilité. Une brèche laissée en forme de plaie ouverte, de brûlure. De blessure dans ma propre chair mutilée.


    Le bulbul n'est pas un oiseau chanteur très doué. On a beau traduire son nom par “rossignol”, son staccato n'est pas aussi flûté. En vérité, le bulbul éternue plus qu'il ne gazouille. Un “whichyuu” répété, un peu nasillard, strident. Un sifflement énervant qui, au Paradis, taperait vite sur le système des gens.

    C'est ce qu'il se dit en mordant dans son casse-croûte. Pourtant, il doit lui aménager un havre de paix ; un jardin sous la muraille orientale de cette Jérusalem empierrée. Ville toute minérale dont les toits sont devenus des citadelles grillagées, armoriées de drapeaux bleus du ciel mais n'offrant plus d'aire de repos à ce passereau.

    Grâce à son travail, on cultivera bientôt des arbres, et le bulbul sera peut-être rejoint par des étourneaux. Nuées de milliers, de dizaines de milliers d'oiseaux qu'il aime observer chaque année dans leur traversée d'Israël. À l'automne, le pays est une étape dans leur grand périple d'ouest en est. Un orchestre sans frontière qui nécessite davantage de branches afin de protéger son sommeil des rapaces.

    Cette pensée lui fait mieux apprécier le bulbul. Il le trouve sympathique après tout, avec ses joues blanches et son croupion jaune ; avec sa huppe noire au sommet de sa tête de linotte. Un crâne de piaf qui le fait picorer toujours au même endroit la terre grise et usée du cimetière musulman de Yosefiya. Une poussière qu'il vient de retourner au bulldozer et qui n'a manifestement rien à offrir au pauvre moineau. “Pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau”, mais des dentures entières. Des os flottant à la surface des sépultures éventrées.

    Après sa pause déjeuner, il finira de les enfoncer dans le sol. De les terrasser avant de les recouvrir d'un tapis de gazon déposé carré par carré. Un contreplaqué d'herbe pour effacer ce qui préexistait ; la limite entre les vivants et les morts, entre Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est. Une guerre pour l'éternité.

    Et pour les niais qui la chercheront encore, on répondra qu'elle est enterrée sous cette ligne verte. Une jolie coulée bien coloriée sur tous les plans de la ville. Une promenade urbaine et écologique longeant les vieux murs, les pentes lisses et arasées du “parc national des Remparts de Jérusalem”.

    Le casse-croûte englouti, il ne tarde pas à s'y remettre. Les soldats qui gardent l'entrée du chantier sont sur les nerfs : les opposants au projet semblent chaque jour plus nombreux à repousser.

    Il doit s'attaquer au carré des enfants. Ça lui serre un peu le bide – sans doute l'effet de la digestion – mais, après tout, il le fait pour que d'autres enfants viennent jouer ici en écoutant pépier le printemps. Ils y fabriqueront de meilleurs souvenirs.

    Sauf que le passé pense à lui.

    Sauf qu'en écrasant la première rangée de petites tombes, les chenilles de son bulldozer font remonter ce qu'il préférait ignorer.

    Dans leur cycle infernal et infini, lui revient le souvenir de son fils mort-né. Ce bébé qui l'avait laissé “thekla”. L'hébreu est l'une des seules langues à posséder un mot pour dire l'indicible. Une rare parole pour raconter ce qui n'est jamais dans l'ordre des choses : un parent orphelin de son enfant.

    Cette précision existe dans une autre langue de la souffrance ; l'arabe où elle se dit “shakoul”.

    Tout grésille dans le bruit des chenilles. Ça se brouille devant ses yeux dans un ballet d'images parasites. Une danse hypnotique qui dessine dans sa tête comme dans la neige d'un vieux téléviseur les voiles d'un bateau, puis un serpent, un squelette psalmodiant le Coran, un fusil d'assaut. Une main qui lancerait une pierre, le vol étourdissant des étourneaux. Adam qui se souvient de son argile. Un bulbul transformé en bulldozer, en Orphée aux Enfers.

    Il se précipite hors de sa cabine pour dégueuler dans la poussière grise.

    Le bulbul sautille gaiement jusqu'à la flaque acide nageant entre ses pieds. Son crâne de piaf a enfin trouvé de quoi manger.

    J'étais roi à Jérusalem, Laura Ulonati, Actes Sud, 2025.

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    21 November 2025, 8:00 am
  • Salamalecs, d'Antonythasan Jesuthasan

    Ce roman, à double entrée, retrace le destin d'un homme, immigré tamoul, d'origine srilankaise, fracassé entre deux mondes : le Sri Lanka dévasté par la guerre civile et la France où il se réfugie mais où il peine à survivre. D'un côté, l'adolescence brisée par l'enrôlement forcé, les massacres et les disparitions. De l'autre, la survie précaire d'un réfugié sans papiers, enchaînant contrôles de police, petits boulots et humiliations, incapable de trouver sa place. Ce roman en miroir, fait ressentir de manière éblouissante la violence de l'histoire, la honte et l'aliénation de l'exil qui est également linguistique, reconstituant une vie où la guerre et l'errance se répondent sans fin.

    Salamalecs, Antonythasan Jesuthasan, traduit du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez, Zulma, 2025.

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    Maman ne parlait plus de me faire émigrer. Sans terrain à hypothéquer, son projet ne risquait pas d'aboutir ! J'allais rester au pays, pourtant elle ne m'exhortait même plus à continuer mes études. Je crois qu'elle avait laissé derrière elle tous ses rêves de vaisseaux volants. Elle me disait maintenant d'apprendre le métier auprès de Papa : je me suis exécuté pour lui faire plaisir. La première leçon portait sur la mesure védique du temps : une minute dure six respirations, une heure dure soixante minutes, un jour humain dure vingt-quatre heures, une année humaine trois cent soixante-cinq jours, quinze heures, trente et une minutes et quinze secondes. Une année divine dure trois cent soixante années humaines. Un cycle cosmique dure douze mille années divines soit quatre millions trois cent vingt mille années humaines. Le premier âge du monde, l'âge d'or, a duré quatre mille huit cents années divines, soit un million sept cent vingt-huit mille années humaines. Le deuxième, l'âge d'argent, trois mille six cents années divines soit un million deux cent quatre-vingt-seize mille années humaines. Le troisième, l'âge de bronze, deux mille quatre cents années divines soit huit cent soixante-quatre mille années humaines. Le quatrième, l'âge de fer, mille deux cents années divines soit quatre cent trente-deux mille années humaines. La succession de ces quatre âges forme un cycle cosmique. Une journée du dieu Brahma compte mille de ces cycles, marqués par les règnes successifs de quatorze rois originels. Un jour de Brahma compte deux mille ères cosmiques : mille pour la journée, mille autres pour la nuit. Une année de Brahma dure trois cent soixante jours divins. Son espérance de vie s'élève à cent années divines. Nous vivons actuellement dans l'âge de fer. Ce der nier s'inscrit dans le vingt-huitième cycle cosmique et le règne de Vaivasvata, le septième roi originel.

    Pour déterminer un moment propice d'après les critères fournis par l'almanach astrologique, le jour lunaire vaut un point, la demi-journée deux points, la longitude Lune-Soleil trois points, la maison lunaire quatre points, la semaine huit points, la conjonction des astres seize points, l'ascendant cent points. Le moment où tous ces éléments sont favorables et où les planètes se trouvent bien disposées vaut dix mille points. L'enfant venant au monde, l'action effectuée lors d'un moment faste comme celui-là sont voués à la réussite. L'influence du Soleil, de Jupiter et de Vénus est forte pendant la journée, celle de la Lune, de Saturne et Mars pendant la nuit, celle de Mercure, du nœud ascendant de la Lune et du nœud descendant de la Lune pendant la nuit comme pendant la journée...
    Mon père avait beau déployer des trésors de patience, je n'assimilais rien. Jebarani, mon village, la lumière rouge, la mer de Palali m'écrasaient la cervelle et transformaient ma tête en pot plein de pus.

    Ma participation aux examens de fin d'année s'est soldée par un échec dans toutes les matières, sauf en tamoul et en anglais. Felix Master m'incitait à repasser les épreuves toutes les fois qu'il me croisait à la buvette. Je me contentais d'opiner du chef, mécaniquement. Je n'allais même plus à l'école. Combien de temps pouvez-vous garder vos cauchemars en tête ? Je ne savais pas comment je parvenais à faire durer les miens au-delà des mesures védiques. Ma sœur rampait sur la plage comme un varan blessé, entrait dans la palmeraie, grimpait aux arbres... Ce rêve se solidifiait, se transformait en caillou sanglant qui roulait dans le pot de pus.
    Je passais mes nuits sans sommeil dans la mangrove autour du pont-jetée, là où les gens des îles abandonnent leurs chatons. Les chats sauvages, mes compagnons d'errance, m'accompagnaient en miaulant. Ils bondissaient pour lécher les gouttes de sperme qui tombaient sur les feuilles de palétuvier lorsque je me masturbais entre les buissons.
    Le matin, je dormais jusqu'à sentir le soleil me brûler le derrière, puis, vers dix heures, j'allais rejoindre Grand-Mère Vallippillaiya. Elle cuisinait maintenant pour nous deux. Le repas, modeste, se composait d'un curry de légumes et de riz acheté au magasin d'État. Après la fermeture de la buvette, je faisais monter ma parente dans le bus avec deux bonbonnes d'eau potable, puis je revenais. Pas à la maison mais chez Sivam le Casse-pieds, dans le centre du village.

    À l'époque, le quartier commerçant de Mandaittivu comprenait en tout et pour tout deux fois deux magasins placés en vis-à-vis. D'un côté de la rue se trouvaient l'épicerie de Sivam et le garage à vélos de Palappa. De l'autre, le magasin d'État et le magasin à prix coûtant des Tigres tamouls. Cette cabane toute neuve abritait quatre ou cinq combattants du même age que moi. Ils passaient leurs journées à l'intérieur mais partaient le soir monter la garde au carrefour de Mandaittivu. Le groupe devait se partager un fusil. Je me demandais comment ils pourraient se tirer d'affaire si les militaires du fort de Jaffna venaient à passer sur le pont. Les Tigres étaient alors le seul groupe indépendantiste implanté sur notre île.
    Sivam avait toujours quatre ou cinq personnes assises sous son porche pour bavarder avec lui. Quand l'épicier se retrouvait seul, il alpaguait les passants, leur tenait la jambe et leur cassait les pieds, d'où son surnom. C'est dans ces circonstances-là que je l'ai connu.
    Sivam était un homme trapu et noiraud, toujours vêtu d'un pagne et d'une chemise blancs qui lui donnaient l'air pimpant d'un jeune marié. Ses cheveux bouclés, séparés par une raie médiane, lui arrivaient à l'épaule. Il ornait son front d'un petit point de pâte de santal. Une simple table séparait son porche de l'intérieur de la boutique. L'épicier passait lestement d'un à l'autre en sautant par-dessus. Depuis l'ouverture du magasin des Tigres, il s'insurgeait devant tous ses clients contre leur concurrence déloyale :
    — Je sais pas à quoi ils jouent... Quand le magasin d'État vend à huit roupies, eux ils vendent à cinq... Et moi bordel, qu'est-ce que je deviens dans tout ça ? Ils ont dû la voler quelque part, leur marchandise. Honnêtes comme des singes... Combien de temps je vais les regarder faire leurs tours ?

    Un jour, Ilagan, une petite frappe, m'a insulté alors que nous étions sur la plage. Je n'ai pas su riposter. Consumé par le désespoir, je suis allé trouver Sivam :
    — Patron, une lame de rasoir s'il vous plaît...
    — Pour quoi faire ? Monsieur n'a pas de poils au menton !
    — Pour m'ouvrir les veines ! ai-je répondu en lui montrant mon poignet.
    Il m'a remis l'article en m'ordonnant de ne pas rester devant la boutique et de me couper ailleurs. J'ai fait ce qu'il disait, puis je suis allé trouver Grand- Mère. Je suis entré dans la buvette, le poignet tout sanglant, annonçant que je m'étais fait mal. Dire la chose m'apportait un soulagement supplémentaire.
    — Pourquoi tu t'es fait ça, tambi ? s'est affolée Grand-Mère.
    — Il y a un type qui m'a insulté sur ma caste.
    — Laisse-le dire, ce Tamoul d'hier. Et c'est pour ça que tu t'es entaillé ?
    Grand-Mère a désinfecté ma blessure au marc de café.
    La vieille dame allait sur ses soixante-dix ans. Elle comptait me confier son affaire l'année suivante et prendre sa retraite chez Maître Mottacci. C'était une nouvelle rassurante pour ma mère, qui craignait que je ne rejoigne un mouvement indépendantiste tamoul. Elle envisageait déjà de vendre un bijou pour agrandir la buvette, mais mon père n'était pas de son avis :
    — On a encore une fille, rappelait-il, et il faut la marier vite. Son horoscope de naissance n'est pas terrible. On va nous demander une dot énorme en compensation.

    Le 9 juin 1986, la circulation s'est interrompue sur le pont-jetée. Un pêcheur qui avait fini son travail est venu nous dire : « Les militaires sont sortis du fort ! Ils sont à l'entrée de Jaffna ! » Cette situation se produisait quelquefois. Les soldats faisaient une manœuvre à l'extérieur, et le pont fermait jusqu'à ce qu'ils soient rentrés.
    Vers onze heures, Grand-Mère nettoyait des épinards, les deux jambes étendues par terre. J'équeutais les feuilles, assis à côté d'elle, et comme d'habitude, je la faisais raconter des histoires.
    Elle avait trente ans quand son époux avait créé la buvette. À l'époque, c'était une simple cabane en panneaux de feuilles de palme. Le pont-jetée n'existait pas encore. Il y avait seulement un remblai de pierres qui reliait l'île de Velanai à celle de Mandaittivu. On faisait le chemin à pied et de là, on rejoignait Jaffna en barque. Comme il y avait toujours foule au carrefour de Mandaittivu, les affaires allaient bon train. Le couple avait fait reconstruire la buvette en dur au bout d'à peine dix ans. Mais son homme était mort un an plus tard, en revenant de courses à Jaffna. La barque qui le ramenait avait pris trop de passagers, si bien qu'elle s'était renversée en mer. L'époux de Grand- Mère avait trouvé la mort aux côtés de vingt-six autres personnes.
    Comme les naufrages de ce type arrivaient souvent, les autorités envisageaient de construire un pont pour rattacher Jaffna aux îles de la lagune. Les habitants de Velanai centre voulaient que l'ouvrage relie leur île à Arali, une ville située au nord de Jaffna, tandis que les habitants de Velanai sud et Mandaittivu demandaient à ce que le pont relie Mandaittivu à Jaffna même. Les deux parties s'étaient finalement retrouvées dans un temple de Ganesh, situé à mi-chemin des deux zones, pour demander l'avis du dieu. Les cartes tirées devant son image avaient indiqué sa préférence : un pont qui relierait Mandaittivu à Jaffna. On avait construit l'ouvrage en 1960, avec un tronçon mobile à la sortie de Jaffna pour permettre aux bateaux de passer.

    Grand-Mère était encore en train de raconter cette histoire quand un énorme vrombissement a retenti. Je suis allé voir dehors. Deux avions pareils à des points rouges tournaient dans le ciel. Le premier est passé au-dessus de ma tête, puis a brièvement sur- volé le pont-jetée au niveau de Velanai sud ; quelques secondes plus tard, l'ouvrage explosait dans un fracas assourdissant. Le deuxième avion a décrit un cercle puis, glissant sur un nuage, est descendu à pic sur la buvette.
    J'ai crié : « Grand-Mère, le bombardier arrive... Couche-toi tout de suite ! » et j'ai sauté dans l'eau pour me tapir contre une pile du pont. Un bruit formidable a retenti, comme si les eaux se fendaient. La fumée m'a enveloppé. Les tuiles de la buvette se sont envolées comme des plumes rouges avant de retomber dans la mer. Je suis remonté sur le pont-jetée. Le mur est de la buvette s'était éboulé. Les habitants de l'île, venus enlever les décombres, n'ont pu dégager le corps de Grand-Mère que dans l'après-midi. Elle gisait en morceaux, les intestins à l'air. Des chats flairant l'odeur de la chair ont envahi la buvette. Nous avons enveloppé les restes de Grand-Mère dans des feuilles de bananier que nous avons transportées jusqu'à son île en charrette.
    Le lendemain, avant l'aube, des coups de feu éclataient près du carrefour de Mandaittivu. Je suis allé voir ce qui se passait : trois jeunes Tigres se tenaient devant le temple tandis qu'un de leurs camarades, posté sur les ruines de la tour de Radio Ceylan, tirait par intermittences.
    Les soldats, sortis nuitamment du fort, avaient pris le carrefour de Mandaittivu au petit matin. Les Tigres leur opposaient depuis le village toute la résistance dont ils étaient capables. En tirant d'ici, pensais-je, ils peuvent tuer des chats de la mangrove mais pas des militaires... J'ai demandé aux combattants si l'armée allait pénétrer dans le village. Les garçons m'ont répondu formellement par la négative, mais nous pas tardé à apprendre que les soldats avaient fait une incursion au sud de l'île.
    Vers trois heures du matin, trente-deux pêcheurs originaires des environs de Jaffna étaient arrivés à Mandaittivu sur un bateau nommé Pure Lumière. Ils avaient jeté leurs filets tout près des côtes et attendaient sur la plage le moment de les retirer. Seul le chef de l'équipe, Gilbert, était resté sur le bateau. C'est à ce moment qu'un hors-bord transportant soldats vêtus de noir avait surgi dans les ténèbres.
    Les militaires avaient mis les pêcheurs à genoux puis les avaient massacrés à l'arme blanche. Trente et un corps gisaient entassés sur le sable dont celui de Felix Master, ses yeux fixaient le vide avec mélancolie. Un seul homme avait survécu au raid : Gilbert, qui avait sauté du bateau pour nager jusqu'à Jaffna.
    Les habitants, terrorisés, s'attroupaient autour des corps. Quand les Tigres sont arrivés sur les lieux avec leurs fusils, le diacre les a suppliés :
    — Allez-vous-en, par pitié. Si on a des problèmes, on s'en occupera nous-mêmes, avec l'aide de saint Pierre.

    Salamalecs, Antonythasan Jesuthasan, traduit du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez, Zulma, 2025.

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    7 November 2025, 8:00 am
  • Les dernières écritures, d'Hélène Zimmer

    Professeure de français, Cassandre choisit de remplacer les classiques scolaires qu'elle a l'habitude de faire étudier à ses élèves, par un livre qui décrit l'état alarmant de la planète. Lorsqu'une de ses élèves tente de se suicider, Cassandre est alors accusée de harcèlement moral et traduite en justice. Son procès occupe le centre du récit. On y croise l'enseignante, ses avocats, ceux de la partie adverse, mais aussi un scientifique désabusé qui a participé à l'écriture du livre. Les vies de ces personnages, déjà fragiles, résonnent étrangement avec le chaos écologique qui les entoure. Ce roman choral mêle critique sociale, réflexion sur l'école et méditation sur la catastrophe climatique. L'écriture, vive et parfois ironique, met en parallèle l'effondrement intime des personnages et celui du monde tout en interrogeant la possibilité de transmettre et de continuer à vivre dans un contexte de fin annoncée.

    Les dernières écritures, Hélène Zimmer, P.O.L., 2025.

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    24 mars

    En plantant la clef dans la serrure ce matin, je me suis mise à suffoquer. L'impression de m'enfoncer dans un goulet d'étranglement. Je me suis sentie devenir rouge devant les élèves. Ils s'en sont vaguement inquiétés. Ça va madame ? J'ai pensé burn out. Le truc me tombe dessus après une rupture, normal. Un peu comme de choper la crève après un licenciement, en mode double peine. Ton immunité sociale se plombe, ta santé s'effondre. Je restais là dans le couloir, tenant fébrilement la clef d'aluminium. Je n'étais pas une maîtresse SM, juste une prof exsangue.

    J'ai fini par m'adosser au mur en répétant à voix haute ça va aller, pour moi et les élèves. J'ai tendu la clef à l'une d'elles, demandant qu'elle ouvre à ma place. Tout cela n'était sûrement qu'un mal pour un bien. Cette histoire de rien du tout, avec un homme dont la fécondité ne s'exprimait que sous la contrainte et par surprise, devait être un pont vers une vie meilleure. Je ferais un bilan de compétences pour me réinventer. Talon gauche contre le mur, en posture du guerrier, j'imaginais ma reconversion en prof de yoga. À moi la vie en legging sous perfusion de thé vert. Madame il vous arrive quoi ? C'est ouvert là, ça fait une heure.

    Leur don pour l'exagération me surprend toujours. Je suis entrée dans la classe. En ouvrant mon sac sur le bureau, j'ai trouvé ce que j'y avais glissé la veille. Mon ordinateur, les Essais de Montaigne et Les Confessions de Rousseau. Les élèves faisaient leur vie. Lancers de gommes, debriefs du week-end, insultes et déclarations d'amour, le tout en musique. Ils sont tellement plus mignons comme ça, heureux qu'un événement interrompe leur routine, qu'avec leurs mines de déterrés quand ils m'écoutent racler le fond des pensées montaigniennes.

    Qu'est-il plus farouche que de voir une nation, où par légitime coutume la charge de juger se vende, et les jugements soient payés à purs deniers comptants, et où légitimement la justice soit refusée à qui n'a de quoi la payer, et ait cette marchandise si grand Crédit, qu'il se fasse en une police un quatrième état, de gens maniant les procès, pour le joindre aux trois anciens, de l'Église, de la Noblesse, et du Peuple.

    Ma bouche ouverte attestait de ma bonne volonté. Le silence total qui en émanait disait mon impuissance. Il me fallait une ITT. Tout stopper. Une chaussette roulée en boule atterrit sur mon bureau entre Les Confessions et les Essais, sans que je puisse voir qui l'avait lancée. Je la déroulai en espérant trouver un pochon de drogue, un cristal aux vertus magiques qui aurait pu m'aider à me reprendre, mais la chaussette était aussi vide que moi. Les élèves se marraient. Contents ++.

    Azur était en train de se filmer. Le gamin est une star sur les réseaux. Il est commentateur de commentateurs de jeux vidéo. Il y a quelques fans en salle des profs. Pendant qu'il parlait à son téléphone, d'autres regardaient par la fenêtre. Léa, avec son air toujours absent, semblait absorbée par le château d'eau. Sa mélancolie était contagieuse. Je sus que n'y arriverais plus. Les mots, les livres. Élucubrer sur qui dit quoi en page machin, sur les accords et les mésententes à propos de la langue française, sur le bien-fondé de l'argumentation. Je portais en moi une profonde envie de silence. Ne plus servir à rien, ni à bien ni à mal.

    Tables remuantes, cours qui volent, téléphones en partage. Devant moi trente-quatre élèves entre 13 et 15 ans manifestaient leur envie profonde de vivre. J'étais persuadée qu'eux aussi ne voulaient que ça, ne servir à rien ni personne. Bon on s'en va nous madame. Même M. Zelazny il parle plus que vous. Zelazny, ce prof d'anglais qui se sert de son curseur pour expliquer ce qu'il projette au tableau sans jamais ouvrir la bouche. Même en salle des profs, mutique. Y a quoi madame ? Vous êtes trop chelou en vrai. Alban s'était mis debout sur une table. Cagoule sur la tête, il mimait un massacre. Madame vous savez il peut nous tirer dessus en vrai. Faire rasseoir Alban tout de suite. Intervenir. Après tout c'était ça mon job, garde-fou, entre la police et l'éducation spécialisée. Faire quelque chose. Agir.

    J'ai laissé sortir ma voix et sans préméditation j'ai annoncé : « on va étudier Le Bilan ».

    C'est sorti tout seul. Le Bilan. Dont j'ai lu quelques extraits dans la presse. J'ai répété l'info plusieurs fois. Changement de programme, allô, information klaxon, c'est Le Bilan qu'on va étudier. Un bouquin écrit par une cohorte de scientifiques. Lâchez Rousseau, que nombre d'entre vous écrivent encore Roussot, oubliez Montaigne, que vous orthographiez presque tous Montègne. J'ai fini par capter leur attention. Azur a posé son téléphone sur la table, Léa a quitté le château d'eau des yeux. Enfin, Alban est descendu de la table. Il a retiré sa cagoule pour mieux se faire entendre :
    — Moi j'ai acheté Rousseau. Vous me devez 12 euros madame !
    — Je l'ai rassuré d'emblée. Le Bilan est en téléchargement libre.
    — Quand même, du coup l'autre je l'ai acheté pour rien.
    — Une autre voix a pris le relais.
    — C'est clair. Le Bilan c'est pas dans la biblio.
    Là sincèrement ça m'a touchée. Au moins quelqu'un qui avait jeté un œil à cette liste que j'avais pondue en début d'année.

    Le 27 mars

    J'ai fait la même chose avec les 5°. On a lâché Ovide. Question style ils perdent au change. Les conclusions scientifiques sur la fin du monde sont ardues comparées à la prose du poète latin. Mais quand on se force à tourner les pages de ce compte à rebours funeste du globe, on comprend qu'on accède à un nouveau langage. Le Bilan s'écrit comme une longue et irrémédiable FIN. Il commence là où les autres livres se terminent et déroule des phrases qui savent qu'elles n'ont aucun avenir.

    Le poète des Métamorphoses et les auteurs du Bilan rendent compte, à leur manière, des bouleversements de leurs temps. En quoi leurs écritures se distinguent-elles ? J'ai écrit le sujet au tableau. Les élèves s'y sont attelés pendant la demi-heure restante. Extraits choisis :

    « Je l'ai connait pas. Il faut aller leur posé la question madame. »

    « Ils ont voulus faire le bilan du monde. Le monde change. Et donc il se métamorphose comme la décrit le poère Ovide. »

    Confusion très pertinente entre le père et le poète.

    « les scientifiques ou plutôt scientiflics sont payés par l'état qui nous la met bien profond. »

    Cette copie, il s'agit bien de l'intégralité du devoir et pas seulement d'un extrait, m'a été envoyée depuis une adresse inconnue. Parmi les 37 élèves, je dirais Joy. Je ne vois pas qui d'autre pourrait m'envoyer une phrase entière sans faute d'orthographe.

    « Bien-sur, on peux d'un côté croire que les scientiphiques ont voulu faire le pastiche du grand livre d'Ovide. Il s'agi cependans des métamorphoses mondiales. Alors qu'Ovide faisait les Métamorphoses d'un monde disparu, c'est-à-dire l'antiquité. D'autre part, on peux aussi penser que les scientiphiques ont voulu aller plus loin, en faisant quelque chose de notre présent. »

    Il me reste une classe avec laquelle changer de cap, mes 4°. Après quoi je ferai mon annonce en salle des profs. Chers collègues, je ne fais plus étudier qu'un bouquin à mes élèves, celui qui écrase tous les autres, j'ai nommé Le Bilan. Un livre qui nous ramène à l'intention originelle de l'écriture en dressant le premier inventaire global de nos ressources. Les Mésopotamiens ont commencé à graver des tablettes d'argile pour quantifier le monde, compter le grain et le bétail, se souvenir des dettes. Cinq mille ans de technologie plus tard, Le Bilan nous offre une mesure sans égale du reste à vivre. Ce livre est essentiel, il constitue le dernier décompte avant la fin du monde.

    Douche prise, je reviens au carnet. Je me demande si, avec cette étude du Bilan, je ne suis pas en train d'essayer de survivre à mon propre crash. Genre je me fais larguer, je largue le programme. Je ne tire pas mon propre bilan, je préfère m'occuper de celui du monde.

    29 mars

    Tout ce plastique qui colore la terre, ce ciel sous serre, ces gens qui se cachetonnent pour retrouver le sommeil et le sourire qui va avec, tout cela qui s'appelle la vie m'égaie fort. J'en ai fini avec le vélo, boulot, dodo. Je pédale avec ardeur, j'entre dans la chaleur moite de la classe sans être à fleur de peau et le soir je roupille comme un loir. Les débats entre collègues ne me donnent plus l'impression d'être coincée dans un embouteillage. Je me laisse traverser sans mal par les histoires de décrochage scolaire et de révisions budgétaires. Si ce n'est l'extase, ça ressemble au goût de vivre. Qui m'avait quittée depuis grand C. Peut-être avant.

    Toute l'année je me suis levée en écoutant le service public. En buvant mon café, j'ai entendu la fin de tout, tous les matins, fin des temps, fin du monde, fin de l'humanité, fin du civisme, fin de l'espoir, des énergies fossiles, de la paix. Tous les jours la fin du jour. Deux heures plus tard, je faisais face à la génération qui ne connaîtra que ça. Les enfants, la vie est terminée, mais avant que tout disparaisse laissez-moi vous bassiner avec quelques métaphores. Métaphores qui ne vous seront d'aucune utilité pour ce qui vous attend.
    Car direz-vous autre chose que le feu le jour où vous verrez les flammes embraser les nuages ? Parlerez-vous de brûlures d'orgueil tressées vers le ciel ? Réclamerez-vous autre chose que l'eau quand vos yeux plongeront dans les lacs vides ? Vos larmes pourront-elles seulement couler face au globe peroxydé ? Et quand vous plongerez les mains dans la terre grise, votre mémoire laissera-t-elle affleurer les proverbes séculaires ? On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. Aurez-vous peur de rester en carafe, dépourvus de bons mots, ou fuirez-vous sans vous poser de questions ? À trop vous regarder je perds ma grammaire. Et le sens des choses qui va avec.

    Je m'attendais à pire en salle des profs. J'imaginais mon procès orchestré par Hervieu, suivi d'une mise à plat psychanalytique signée Corday. Corday a parlé fort comme elle sait le faire, d'elle surtout, mug levé au plafond. Il lui a suffi de quelques phrases pour que moi-même j'oublie le sujet de départ. Corday trouvait pertinent de nous raconter sa dernière visite au musée naval de Nantes, où elle s'est sentie transcendée par le courage des marins, alors que je venais de donner dans l'annonce choc. Je lâche le programme, les collègues, je ferai étudier Le Bilan jusqu'à la fin des temps. Le Bilan ou la seule prose valable de notre humanité en faillite. Et Corday qui nous parle de la beauté des épaves.

    Hervieu a recentré le débat. Peut-on soumettre à l'interprétation des élèves n'importe quel texte ? Bla-bla qui a eu le mérite de ramener un peu de neutralité. Il n'était plus question ni de Corday ni de moi, mais du référentiel. Une poignée de profs se sont barrés. Les autres ont fini par hausser les épaules. Nous ne sommes que de simples profs, on n'est pas là pour réinventer le monde. On a basculé sur quoi manger à midi et si l'ascenseur était réparé.

    Je me demande quand l'inspection va me tomber dessus.

    30 mars

    En fait l'annonce a suscité le drame. Je l'ai appris aujourd'hui, en sortant de mon cours avec les 5° qui, au passage, progressent à une vitesse folle.
    Léo, le prof de maths, s'est précipité sur moi quand je détachais ma chaîne de vélo. Précipité, c'est peut-être exagéré, mais enfin il est arrivé vers moi, ce qui n'arrive pas en temps normal. Sauf trois mots échangés à la crémaillère de Laura il y a plus d'un an, on ne s'est jamais parlé. Léo vient donc me voir en ami. Il me dit qu'Hervieu a déjà fait remonter l'info à la principale et qu'une convocation va me tomber dessus. Il est encore temps pour moi de me rétracter.
    Amis lui et moi ? Pourquoi pas.
    Léo poursuit, me rappelant que c'est le 1er avril dans deux jours. À ma place il se retrancherait derrière un canular. Je vais y réfléchir, je lui dis, merci. Là il me propose un verre. On se retrouve donc dans dix minutes au bar à vin en bas de chez moi. Quand même Hervieu. Ce type est une sombre merde. En même temps ça ne pouvait venir que de lui. Le narcissisme de Corday a au moins le mérite d'épargner les autres de sa connerie. Cette meuf est incapable de faire du mal ou du bien à qui que ce soit d'autre qu'elle-même.

    1er avril

    Où je pense au frai des ablettes, à la reproduction en eau douce, aux œufs qui se baladent dans les vaguelettes de l'amour.

    Avant-hier, juste un verre avec Léo. Beaucoup parlé du Bilan, de son contenu anxiogène, compliqué à faire digérer aux élèves, mais essentiel par les temps qui courent. De comment je renouvelle l'approche du français en faisant étudier des scientifiques plutôt que des auteurs et des autrices. De la différence de style entre les auteurs hommes et les autrices femmes, entre les auteurs femmes et les autrices hommes. Beaucoup trop parlé. À croire qu'on préférait se montrer nos cerveaux plutôt que le reste. On s'est revus hier, même bar même bouteille, dégoupillée une heure plus tôt. Descendue très vite, pour grimper chez moi cette fois.

    Tornade.

    Et pas un instant je n'ai pensé à mes ovocytes. Lorsque je ne pense plus à rien que ce que j'ai dans la bouche, à rien d'autre que l'homme avec qui je pénètre le moment présent, j'ai tendance à me dire que c'est le bon. C'est irrationnel. Il m'offre le vide ; je lui donne tout.

    On est passés du canapé au lit. On s'est attrapés plus langoureusement que dans le salon. Refaire le vide, parfaire le vide. Dans l'obscurité, s'épuiser. La troisième fois l'a laissé sec, moi suffocante. En m'endormant, je sentais le plaisir lisser mon front, emplir mes joues. J'avais les yeux clos. Nul besoin de se regarder pour s'aimer bien.

    Ce matin, silence cotonneux sur odeur de brioche. Léo a fait le café. C'était joli de le voir s'activer chez moi. « Tu es sûre ? » il m'a demandé soudainement. Sûre de quoi ? J'ai bu quelques gorgées de café pour retrouver une voix audible. « De quoi ? » j'ai répété. « Ton histoire de Bilan, ça risque de mal finir. » J'ai bu encore, mangé un peu. Éludé. J'avais envie de rester dans le vide de la nuit, la tiédeur irresponsable, mais Léo m'en a définitivement extirpée : « Dans ce cas, je te suis. » Je l'ai regardé avec étonnement. Je ne lui avais rien demandé.

    Les dernières écritures, Hélène Zimmer, P.O.L., 2025.

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    24 October 2025, 7:00 am
  • La maison vide, de Laurent Mauvignier

    Le roman s'ouvre sur une demeure abandonnée pendant vingt ans, renfermant objets, photos mutilées et traces de plusieurs générations. À partir de cette maison, l'écrivain remonte le fil d'une histoire familiale marquée par deux guerres mondiales, la vie paysanne et les destins brisés de plusieurs femmes. On croise Marie-Ernestine, musicienne empêchée par un mariage imposé, Marguerite, figure rebelle et humiliée à la Libération, ou encore les hommes partis au front et revenus détruits. En ravivant ces existences oubliées, Mauvignier tente de comprendre l'ombre que ce passé a fait peser sur les siens, jusqu'au suicide de son père en 1983. Le roman est à la fois enquête intime, fresque historique et méditation sur la mémoire transmise par les silences autant que par les récits. Avec son écriture minutieuse et vibrante, l'auteur redonne chair à des vies effacées et fait de cette maison un lieu hanté où s'entrelacent drame familial et mémoire collective.

    La maison vide, Laurent Mauvignier, Les éditions de Minuit, 2025.

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    47

    En 1922, donc, puisque nous y sommes, Marie-Ernestine a retrouvé ses amours d'outre-Rhin ; elle a fini par ressortir de leur purgatoire les partitions bleues et grises, elle a abandonné la censure et s'est réconciliée avec Bach, Schubert, Brahms et tous les autres, comme si rien ne les avait jamais séparés. La vie est revenue après la Grande Guerre comme si celle-ci n'avait été qu'un mauvais rêve qu'il s'agissait maintenant d'oublier ou d'enterrer le plus loin possible dans la fosse aux souvenirs.
    Entre la permission de Jules en janvier 1916 et le mois de novembre 1922, le temps a passé comme une eau saumâtre qui semblait endormie et qui pourtant s'est écoulée, et Marie-Ernestine a vu sa fille grandir, ou plutôt l'a regardée pousser comme une mauvaise herbe qu'on hésite à arracher entre deux pierres – vivace ingrate obstinée à s'élancer à travers le brouillard pour chercher sa part de soleil plante aux visées tentaculaires dont sa mère a observé les efforts de croissance avec étonnement et presque embarras, comme si c'était une anomalie de voir une enfant se développer aussi vite, aussi bien, comme si c'était une incongruité de voir ce corps petit et rond, robuste et déjà lourd s'épanouir et accomplir ce pour quoi il était fait. À vrai dire, c'est la vie elle-même que pendant toutes ces années Marie-Ernestine a regardée avec circonspection et presque défiance, c'est la vie, sa vie à elle aussi, ou plutôt sa vie d'abord, marécageuse et lente à s'écouler, qu'elle a vue se dérouler devant ses yeux, sans tout à fait croire que cette vie était la sienne, parce qu'elle l'avait vue du coin de l'œil sans y prêter plus d'attention, avancer jour après jour dans cette brume noirâtre de la guerre, puis dans la brume à peine plus lumineuse — ce gris mat et sans épaisseur, fatigué et laiteux - de la paix retrouvée.
    Après son départ, elle s'était souvenue chaque jour de la permission de Jules. Et il n'y aura pas un jour jusqu'à la fin de sa vie en 1949 –, où, même pour quelques secondes, elle ne verra se dessiner le visage de Jules quand il était revenu pour cette visite qui lui avait semblé irréelle et impossible à force d'avoir été attendue car, à peine commencés, les jours de permission avaient porté en eux l'annonce de leur fin et avaient été contaminés par un malaise qui ne l'avait pas quittée, l'obligeant à des simagrées où elle s'était vue agir de façon incompréhensible à ses propres yeux, mais aussi à ceux de Jules, s'accrochant à lui comme une gamine, folle, presque midinette, se pendant au cou de son militaire en lui racontant tout et n'importe quoi et en noyant le silence sous un excès de mots pour combler sa peur de voir le temps leur couler entre les doigts.
    Six jours. Pas un de plus.
    Et six jours après son arrivée, quand il l'avait embrassée à la gare avant de reprendre son train pour le front et la mort —, Jules l'avait prise dans ses bras, l'avait serrée peut-être un peu trop fort puis s'était écarté en la tenant longtemps par les épaules pour mieux la regarder. Elle, redressant la tête, avait fixé les dents abîmées de son mari, leur irrégularité dans sa bouche, dont la lèvre supérieure était en partie recouverte par les poils recourbés et rebelles des moustaches. Pendant qu'elle l'avait regardé, ses lèvres à lui, son souffle à lui, sa voix avaient formé des mots qui lui répétaient qu'on se reverrait bientôt, qu'il en était sûr et qu'il ne pourrait pas en être autrement. Et ainsi, jusqu'à la fin de ses jours elle avait pu vérifier qu'il avait dit vrai ; en effet, tous les jours ils se revoyaient car, obstinément, patiemment il revenait se planter devant elle, avec ses moustaches et ses joues creuses et blêmes, sa colère ou sa sidération de se répéter qu'il était possible d'être mort, en attendant qu'elle réponde quelque chose qu'il aurait toujours attendu et dont elle n'aurait jamais su ce que ça pouvait être.
    Chaque jour, à n'importe quel moment de la journée, sans raison apparente, la présence de son défunt mari se jette sur elle et s'impose que ce soit pendant qu'elle est à son piano, qu'elle se lave et s'habille ou se coiffe, qu'elle prépare à manger ou simplement reste assise à l'ombre des tilleuls en parlant avec une voisine, peu importe, quelque chose de fulgurant, secret, intime, l'éloigne des autres – de tous les autres et la réquisitionne le temps que son mari, sans la moindre pudeur, même en présence d'autrui et indifférent à eux, vienne et s'impose à elle. Tous les jours - toujours par surprise – une image lui brûle la rétine et s'attache à son cerveau — · pas même besoin d'attendre la nuit ni le sommeil – le visage de Jules – les mains de Jules – ses yeux - sa voix dont la tonalité et le timbre s'émiettent et se perdent chaque jour davantage et finissent au bout de quelques années par sombrer dans l'oubli – sa maigreur et son regard fiévreux - les fils tournicotant de tabac Caporal dans ses moustaches son sourire ses silences tout peut apparaître à n'importe quel moment, sans décence ni discrétion, pour lui traverser l'esprit et la laisser seule même en plein marché, même le jour où elle s'est remariée. Et si au fur et à mesure des années Jules s'évanouit dans l'ombre, que son visage se dilue, que sa voix s'efface, malgré tout ce n'est jamais jusqu'à sa disparition totale ; la seule question que Marie-Ernestine peut se poser en se levant, c'est de savoir à quel moment une image s'imposera de ces jours qui avaient été les derniers avec lui, ou peut-être pas vraiment avec lui mais à côté, car même dans l'intimité retrouvée de la chambre elle avait été à côté plutôt qu'avec lui - comme en face d'un animal qui fascine mais dont on se méfie et qu'on ne peut voir qu'à travers les grilles d'un zoo.
    Elle se souvient de ce torse nu quand elle l'avait revu la première fois ; ce torse qui n'était plus celui de Jules mais celui d'un autre – maigre, osseux, dont la peau était comme parcheminée de taches, de tavelures, d'ecchymoses et de zébrures fines et brunes, comme des coups de griffes ou des morsures. Elle n'avait rien demandé et s'était tue – s'arrêtant en plein milieu d'une phrase sans queue ni tête qui ne servait qu'à masquer sa peur car lui n'avait pas compris qu'il lui dévoilait un corps qu'elle ne pouvait pas reconnaître ; il ne savait pas à quel point la guerre l'avait transformé, ni à quel point ce corps pas encore décharné offrait à sa femme un homme comme débarrassé de celui d'avant, comme s'il était devenu celui dont il avait rêvé quand il était plus jeune. En découvrant ce corps qui s'était affiné et délesté de sa mollesse, elle avait dû baisser les yeux pour ne pas lui montrer le trouble dans lequel ce changement l'avait laissée comme si c'était un autre homme qui lui était revenu à la place de Jules, un homme nouveau. Lorsque son visage disparaissait dans l'ombre son visage lui-même avait quelque chose de transfiguré – elle voyait des traits affûtés et durs, mais troublants de fragilité et de douceur contrariées – oui, c'était un homme blessé et qui ne ressemblait pas son mari.
    Pour autant, ce n'est pas parce qu'elle s'était trouvée face à un homme façonné par la guerre et peaufiné par elle qu'elle avait voulu se donner à lui, mais parce qu'il avait dans le visage une expression et une maigreur douloureuse qui lui avait fait peur et qui surtout lui avait fait mal - une empathie, une forme de compassion entachée de culpabilité, car elle savait que ce qu'il vivait elle n'y aurait jamais accès, que cet enfer-là lui serait à jamais interdit parce qu'elle était une femme, et elle s'était sentie redevable car c'est lui qui affrontait la mort dans la pourriture des tranchées, enterré vivant dans les boyaux du front ; alors c'est en simple femme française – en Française zélée et redevable –, qu'elle avait voulu se donner à lui, non pas tant pour le satisfaire sexuellement que pour le réconforter ou l'apaiser ; c'était comme une mission, un rôle – disons devoir - qui s'était imposé sans qu'elle y réfléchisse ; personne ne lui avait demandé d'agir par amour ou pour satisfaire son propre désir. Non, pour elle, c'était juste ce qu'elle avait à faire, ce à quoi elle se soumettait en toute conscience : le deuxième soir, donc, alors qu'ils étaient dans leur chambre et qu'ils restaient éloignés l'un de l'autre, elle en chemise de nuit, lui en maillot de corps et n'ayant pas encore retiré son pantalon, elle s'était approchée de son mari, silencieuse et solennelle, grave jusqu'au ridicule ; elle avait pris les immenses mains de Jules entre ses doigts — il avait été surpris, avait esquissé un geste de recul puis s'était laissé guider – et, avec une volonté qu'il ne lui avait jamais connue, elle avait posé ses mains sur ses seins – essayant de lui sourire en n'y parvenant pas tout à fait, ou alors seulement pour cacher son embarras surtout quand, sans un mot, elle l'avait invité à appuyer ses paumes contre le tissu épais et blanc de sa chemise de nuit, l'invitant à malaxer ses seins, ce à quoi il s'était livré avec étonnement et sans réel plaisir, non, presque mécaniquement, fronçant les sourcils parce qu'il était gêné, se figeant soudain comme s'il avait eu envie de pleurer et de lui dire
    C'est trop tard
    ou qu'il ne comprenait pas
    Trop tard
    parce que maintenant les seules femmes à qui il faisait l'amour il les trouvait dans les fermes, sur la route de la guerre, et les payait pour ce plaisir qu'elles donnaient aux soldats qui avaient besoin d'oubli et de repos. S'il était resté longtemps à regarder ses propres mains sur la poitrine de sa femme, il s'était étonné de ne pouvoir en demander plus et avait regardé les yeux paniqués de Marie-Ernestine, sa terreur dans la noirceur de l'iris et ce qu'il lisait dans ses yeux, il le savait depuis toujours – non, elle n'avait aucun désir pour lui, ni à ce moment ni à aucun autre. Lui, alors, avait retiré ses mains : ils n'avaient plus le temps de jouer une comédie à laquelle ils ne croyaient ni l'un ni l'autre.

    Il se peut que pendant des années toutes ses années ? toute sa vie ? – elle s'en soit voulu de ne pas avoir aimé cet homme. Si elle avait su l'aimer, c'est sûr, sa vie aurait été adoucie, elle aurait été transformée et tout se serait envolé de son amertume et de son ressentiment. Car c'était l'amertume et le ressentiment envers ses parents qui avaient prévalu lorsqu'elle avait appris la mort de son mari ; oui, l'amertume et le ressentiment envers son père - paix à son âme – avait-elle dû se répéter en le maudissant sans même savoir qu'elle le maudissait, parce qu'il craignait qu'elle se retrouve incapable sans un homme dans cette grande baraque à mener contre vents et marées. Bien sûr, elle maudissait aussi sa mère d'avoir été la complice de ce calcul idiot qui faisait que, dix ans après son mariage, le bec dans l'eau, elle était veuve ; le jour où avaient débarqué les gendarmes avec leur gueule de croque-mort et leur cul serré dans un uniforme qui n'inspirait plus que mépris pour cette bande d'embusqués, elle avait eu envie de leur rire au nez, de rire au nez de sa mère, qui avait eu besoin de s'asseoir pour accuser le coup,
    Mort - Jules
    livide, au bord de l'évanouissement mais exigeant déjà d'en savoir plus, parce qu'elle ne comprenait pas ce qu'elle pourrait pourtant voir clairement sur le visage de sa fille déguerpir au plus vite —, non, elle ne voyait pas que sa fille la regardait avec un air de triomphe méchant et accusateur, l'air de dire,
    Votre beau calcul !
    et les gendarmes, eux, décidant de
    et maintenant il n'y avait plus d'homme dans cette maison, plus un seul, le vœu de Firmin avait sombré avec Jules, comme son rêve de musique à elle, et Marie-Ernestine aurait pu en rire, se dire que c'était l'ironie du sort.
    Depuis ce jour l'amertume et le ressentiment éclatent dans chaque trait de son visage, elle ne sera jamais pianiste et les années ont glissé entre ses doigts en lui marquant des rides sévères aux plis des yeux, de la bouche, du nez, mais surtout en lui laissant, comme une ombre de malheur, la présence d'une fillette qu'elle répugne à toucher. Dans ce grand salon d'apparat où plus personne ne vient, l'immense piano brille d'un vernis qui recouvre toutes ses illusions et ses rêves de musique – un grand bateau qui coule. La voilà, en 1916, ressassant l'échec du projet de Firmin, et elle se dit que, plutôt que de se complaire dans son ressentiment et son amertume, elle ferait mieux d'accueillir la vie comme elle vient, sans attendre de compensation ni une justice qu'elle ne trouvera - peut-être – que dans l'au-delà. Elle se dit que la paix, à son mari, elle la lui doit, qu'il a fait le sacrifice de sa vie et qu'il n'avait pas été un si mauvais homme – il ne l'avait pas souvent battue sans doute moins que Firmin sa mère – il ne l'avait pas si souvent forcée à faire l'amour – pas si · il l'avait aimée à sa manière, non pas comme elle aurait voulu, mais comme lui avait pu. À défaut d'avoir aimé son mari, Marie-Ernestine acceptera de lui concéder toute la gloire, tout le mérite qu'une épouse comblée peut offrir à son homme. À défaut d'amour, il reste le devoir. Elle décide que la seule chose qu'elle peut c'est d'éduquer sa fille avec le sens de l'abnégation ; il faut que sa fille comprenne pourquoi son père est mort, qu'elle marche dans ses pas à lui, et à lui seulement ; il lui faut le silence et la prière, que la fillette comprenne que cet homme qu'elle n'aura pas connu était un homme important et qu'ainsi sa vie d'enfant ne sert à rien d'autre qu'à honorer la mémoire vivante de son père.

    La maison vide, Laurent Mauvignier, Les éditions de Minuit, 2025.

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    10 October 2025, 7:00 am
  • La joie ennemie, de Kaouther Adimi

    Le livre de Kaouther Adimi est le récit d'une nuit passée à l'Institut du monde arabe face aux œuvres de la peintre algérienne Baya. Ce qui commence comme un dialogue avec l'art se transforme en plongée intime dans la mémoire de l'autrice. Baya, révélée très jeune par ses toiles éclatantes, incarne pour Adimi une force de vie et de résistance, miroir de son propre rapport à l'Algérie. Le récit mêle la trajectoire de l'artiste et l'enfance de l'écrivaine dans les années 1990, marquées par la décennie noire. Alors que sa famille choisit de rentrer au pays malgré la menace terroriste, la jeune Kaouther vit la peur au quotidien : faux barrages, attentats, silence imposé. Elle enquête aujourd'hui sur cette période, questionne ses proches et confronte souvenirs et images familiales. Ce texte explore ainsi les liens entre art, mémoire et histoire collective, montrant comment la création peut devenir refuge, éclairage et libération face aux ombres du passé.

    La joie ennemie, Kaouther Adimi, Stock, Collection Ma nuit au musée, 2025.

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    Mon père bondit de la voiture et court vers les terroristes. L'image affreuse est incrustée sur ma rétine. Je rouvre le puits, gratte la surface du souvenir, repasse en boucle les minutes qui précèdent.
    Le soleil tape sur le pare-brise. L'intérieur est une fournaise. L'odeur du plastique surchauffé se mêle à celle du cuir râpé des sièges. Entre les bras de ma mère, mon petit frère s'agite, en nage. Le petit corps glisse sur ses genoux, sa nuque est moite, son souffle court.
    À l'arrière, mes deux frères fixent la route. Ils sont vêtus de tee-shirts identiques à larges rayures et de shorts en denim. Malgré tous mes efforts de remémoration, je ne me souviens pas de ce que moi je portais. Une robe légère au vu de la température élevée du mois d'août, je suppose, mais il est possible que ma mère ait pris le soin de me couvrir les jambes. Coincée entre mes deux frères, mes coudes appuyés sur les genoux, je regarde l'Algérie défiler derrière la vitre poussiéreuse. J'imagine Joséphine insouciante plongeant dans l'eau chlorée de la piscine d'Eybens. Son maillot de bain rose dans la lumière. Il fronce légèrement sous la poitrine, les fines bretelles torsadées creusent ses épaules hâlées. Elle a ri, coquette, en me le montrant. « Tu crois que la couleur m'ira ? » Bien sûr, tout lui allait. Son corps fin, agile, découpé dans la lumière du bassin.
    La chaleur est accablante, pesante, presque tangible. Je la sens se souder au cuir brûlant du siège.Je bouge, un bruit se fait entendre, un floc. Mon père fixe la route. Son dos est rigide, ses doigts crispés sur le volant, qu'il finit par lâcher d'une main. D'un geste rapide, il extirpe son portefeuille de sa poche et le tend à ma mère. Elle s'en saisit, l'ouvre en essayant de maîtriser ses tremblements et en extrait des papiers qu'elle cache dans la glacière posée à ses pieds. Elle glisse sa carte de presse.
    Devant nous, il ne reste que deux voitures. Le faux barrage est là. Ils sont là, sales, mal rasés. L'un d'eux a les cheveux teints au henné, un autre porte une boucle d'oreille en argent. Leurs armes pendent à leurs épaules comme des prolongements de leur corps. Ils ne paraissent pas pressés. Ils nous observent, nous évaluent. Ils laissent passer une voiture, arrêtent la suivante, le temps de la contrôler. Ensuite, ce sera notre tour. Ma mère nous ordonne de fermer les yeux. Nous obéissons à moitié. Nous nous agitons. Elle s'affole, nous pince les jambes, nous supplie, murmure une prière entre ses dents serrées.
    Dans le rétroviseur, mon père me sourit. Son nez se plisse légèrement, comme celui d'un lapin. Je fronce les sourcils, agacée par cette expression incongrue.
    Puis, tout s'accélère.
    Un crissement. Le frein à main est brutalement tiré. La voiture tangue sous le choc. Mon père ouvre sa portière en un éclair et bondit hors du véhicule. Il court. Il court vers eux.
    Sa silhouette se découpe dans la lumière crue.
    Ma mère hurle.
    Et puis... le chaos.

    J'avais voulu partir, fuir le musée Picasso, cette nuit, cette histoire, traverser Paris, sentir l'air frais sur mon visage, retrouver mon appartement, claquer la porte, me cacher sous les draps. La colère était montée contre mon éditrice qui m'avait proposé ce projet. Mais surtout, je m'en étais voulu à moi-même de ne pas réussir à rester dans le cadre, de m'être laissé happer par mes propres fantômes. Je n'étais pas venue pour moi mais pour Baya. Elle méritait un texte à elle et pour elle. Je ne cessais de déraper. Le passé m'avalait, m'éloignait du récit que je devais raconter. Je voulais écrire sur elle, et pourtant, je n'écrivais que sur moi.
    Les images m'avaient poursuivie tandis que je m'étais précipitée vers les toilettes du musée Picasso : Mon père surgit de la voiture. Courant vers les terroristes. L'arme à la main. Un hurlement, celui de ma mère ou le mien. La chaleur étouffante dans l'habitacle de la Peugeot blanche. L'air épais, irrespirable. Mes frères qui se retournent, surpris.
    J'avais à peine eu le temps de claquer la porte des toilettes avant que mon ventre ne se torde.
    Un spasme. Puis un autre. Tout mon corps rejetait cette nuit.
    Par la suite, je n'avais pas pu rejoindre le lit de camp. J'avais erré au rez-de-chaussée, d'abord dans la boutique de souvenirs, ensuite dans les couloirs, marchant à l'aveugle, perdue dans un labyrinthe de formes indistinctes avant de me laisser tomber dans un coin. Au petit matin, un ronronnement m'avait réveillée. Lentement, j'avais ouvert les yeux. Un tapis sous moi. Une tente au-dessus de ma tête. Une femme passait stoïquement l'aspirateur, pas surprise de me trouver endormie par terre.
    J'étais rentrée chez moi, le corps en vrac. J'avais vomi de nouveau. Mon mari s'en était inquiété : « Les nausées matinales ? » J'avais hoché la tête sans le détromper. Il ignore tout du chaos de mes nuits.
    J'avais rangé mon carnet.

    Il m'a fallu cette deuxième nuit, à l'Institut du inonde arabe, cette fois directement sous les toiles de Baya, pour avoir le courage d'aller creuser de nouveau, fouiller, excaver les histoires, me confronter aux archives, aux récits, aux silences. Et au doute, surtout.
    Il me restait pourtant une question à laquelle je n'avais pas de réponse : Comment sortir de la grande nuit ?

    La fête et le drame

    Peut-être en essayant de rester dans les contours de la vie de Baya.
    Pour retracer son enfance, j'ai choisi de m'éloigner des articles de presse et de plonger dans les archives. J'ai apporté à l'IMA la copie d'un texte qui en contient le récit. Ce sont les souvenirs et les mots de la peintre qui ont été retranscrits, avant d'être rangés dans une pochette sur laquelle je peux lire : « Souvenirs d'enfance de Baya ». L'écriture est sobre, sans fioriture. Le titre est efficace et honnête : il est l'œuvre d'une archiviste.
    Le premier souvenir de Baya est celui d'une robe, une robe neuve et très belle que ses parents lui offrent. Je l'imagine âgée de quatre ou cinq ans, vers 1936 donc, fillette brune, le visage ovale, le menton fin, les yeux noirs et brillants, la bouche charnue ; malicieuse, riant, heureuse de cette toilette. Une robe neuve c'est rare, d'ailleurs elle n'est peut-être neuve qu'aux yeux de la petite fille qui ne cesse de s'admirer, de lisser les plis. Elle est tout excitée, elle joue, court, saute. Elle tombe, roule, s'accroche aux ronces, grimpe aux arbres. La robe est déchirée, trouée, souillée de boue et de taches d'herbe, parsemée de feuilles et de pétales, effilochée. Baya se faufile dans la petite maison, elle fouille dans la boîte de couture de sa mère et prend à pleines mains des épingles. Elle tente d'arranger comme elle peut la robe en piteux état. Elle commence par saisir délicatement les bords effrangés du tissu déchiqueté, les rapproche pour dissimuler les déchirures. Ses doigts agiles pincent et maintiennent fermement les tissus, tandis qu'elle insère les épingles, mais cela ne suffit pas et Baya rapporte que sa mère l'a grondée. Souvent, son père l'emmène se promener avec lui. Elle est la première enfant, l'aînée. Il lui tient la main, elle est fière de cheminer à ses côtés. C'est un homme élégant, il porte la moustache, s'habille de belles chemises et des pantalons bleus. Il lui achète une paire d'espadrilles. Jaunes, rouges, vertes, de quelle couleur les espadrilles ? Elle ne le précise pas. En ce début de soirée, alors que, seule dans les entrailles de l'IMA, m'enfonçant dans la nuit et les détails de la vie de l'artiste, je me prends à espérer qu'elles étaient colorées, que Baya, dans ce souvenir, peut compter sur la couleur.
    Une nuit, elle accompagne son père à une fête. Les gens dansent, chantent. Elle lâche la main qui la tient et court, chaussée de ses espadrilles, elle retourne à la maison, sa mère est là, avec d'autres femmes, des voisines, des amies. Elles refont le monde, défont les histoires. Baya arrive tout essoufflée, les joues rouges, les cheveux hirsutes, elle tente de reprendre son souffle, cherche à calmer le rythme effréné de sa respiration. Quand elle peut enfin parler, sa voix est hachée par l'émotion, les mots débordent. Elle décrit les lumières et les couleurs. Ses mains gesticulent, elle tape du pied, trépigne, elle veut restituer tous les détails, c'est tellement beau une fête. Tout le monde rit.
    Sa mère la couche et, pour la calmer, la berce longuement. Elle est superbe sa mère, sa longue chevelure noire tombe sur les épaules, cascade dans le dos. Elle chante à Baya une berceuse, un papillon et une abeille. Elle chuchote à sa fille : « Fais dodo avec l'aide du bon Dieu, je te couvre. » La mère embrasse le front de l'enfant, éteint la lumière et sort sur la pointe des pieds. Dehors, la nuit vibre des chants des grillons. Baya ferme les yeux.
    Les jours filent. Ce sont les jours d'avant, et donc ils filent. Et Baya ne conserve que peu de souvenirs si ce n'est la robe, les espadrilles, la belle chemise, la moustache, les pantalons bleus, les longs cheveux. De la joie, on ne retient jamais que des images fugaces. Baya vit une enfance heureuse en compagnie d'Ali, son petit frère. Elle fait des bêtises, elle est grondée et couverte de tendresse en même temps.
    Et puis, c'est la fête et le drame.
    Un soir, en l'absence du père, la mère s'éclipse quelques heures. Lorsqu'elle rentre, une dispute éclate avec son mari. Mais le corps est usé par le travail et, en la frappant, le père de Baya se fait mal. Il a la main « tordue ». Il perd son emploi, et plus jamais on ne chante ni ne danse dans le foyer des Haddad. Au début, le père espère que la main va guérir, mais le temps passe, l'argent manque et la santé ne revient pas. Il devient de plus en plus morose, ne porte plus ses belles chemises ni de pantalon bleu. On lui parle d'un rebouteur qui fait des miracles. Pendant que la mère est absente, il le fait venir. Baya lui ouvre la porte. Elle voit le guérisseur avec sa vilaine figure prendre un fer rouge et percer le bras de son père, qui s'évanouit de douleur, assommé. Que fait la petite fille ? Elle ne le précise pas. Je soupçonne qu'elle crie, qu'elle aide son père à se relever, que celui-ci peut-être tente de la rassurer, avec ces phrases qui n'appartiennent qu'aux pères : « Ce n'est rien, tout va bien. » Oui, c'est ce qu'ils disent, ce n'est rien, tout va bien.
    Peu de temps après, le père décède. C'est alors que la terrible grand-mère fait son apparition. Et tandis que la mère pleure devant le feu, « devant la cendre » je lis dans les notes, les deux petits se serrent l'un contre l'autre. La terrible grand-mère organise le mariage de la nouvelle veuve avec un homme déjà père de plusieurs enfants, en Kabylie. La famille s'y installe. Baya travaille dans les champs et comme bergère. Souvent, elle suit les femmes chez elles, où elles fabriquent des objets et font de la poterie. Elle malaxe à leurs côtés l'argile, en silence. J'écris « en silence » mais je ne le pense pas, je crois plutôt que Baya rit, imagine des histoires, s'amuse de tout ce qu'elle voit, aime se draper dans des tissus colorés. Il y a du bleu, du rose, du jaune, de l'orange, du rouge, du vert.
    En 1940, la mère agonise. Dans son dernier souffle, elle fait promettre à Baya de partir après sa mort, d'emmener le petit frère et de s'en aller loin du beau-père.
    Cette période qui suit la mort de sa mère, Baya la résume ainsi « Les petits, les troupeaux, le froid, la faim, les poux. » À neuf ans, retourne à Alger avec son frère Ali, pour vivre chez sa grand-mère.

    Je plisse les yeux pour mieux lire les archives photographiées que j'ai pris soin d'imprimer. Je me résous à tirer le lit et à m'installer en tailleur sous l'une des lampes. Les l sont peut-être des t ou des b, voire des d. Certains e et a sont à peine formés. L'encre est nette pourtant, la plume n'a pas hésité, aucune pause, il y a probablement eu un brouillon d'abord, qui a été mis au propre. Sous la lumière, je reprends ma lecture.
    Baya travaille avec sa grand-mère dans les champs. Elle arrache le maïs et les carottes de la terre sous les pierres que lui jettent des garçons. Les nuits ne sont pas plus faciles. Il faut parfois que la grand-mère aille chercher les oncles dans des tripots. Baya et le petit frère la suivent à travers champs, sur le chemin de terre.
    Ces souvenirs ne sont pas écrits de la main de Baya mais de celle de Marguerite Caminat, chez qui la jeune fille passera quelques années. Ce n'est qu'au bout de quatre ans à vivre sous le même toit que la future peintre se confiera à celle qu'elle considérera au moins un temps comme sa mère adoptive. J'ignore si Marguerite rédige ce texte de mémoire quelques années plus tard pour conserver une trace des confidences qui lui ont été faites ou si elle a pris des notes au fur et à mesure, mises ensuite au propre. Il n'en demeure pas moins que son récit prend des allures de conte, et qu'il est difficile de distinguer ce qui a pu être amplifié par celle qui raconte dans un français hésitant ou celle qui écrit.

    C'est là que naît la légende de Baya, dans cet entrelacs de pages noircies par une tierce personne.

    La joie ennemie, Kaouther Adimi, Stock, Collection Ma nuit au musée, 2025.

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    26 September 2025, 7:00 am
  • Des obus, des fesses et des prothèses, d'Arno Bertina

    Dans un hôtel près de Tunis, quelques années après la révolution, des femmes en convalescence après des opérations de chirurgie esthétique, leurs corps et leurs visages recouverts d'hématomes et de bleus, côtoient des rescapés de la guerre en Libye, gravement blessés, mutilés, défigurés. Ces femmes augmentées (en guerre contre elle-même, l'acceptation de leur physique) se confrontent à ces hommes diminués. « La chirurgie n'est pas une façon d'éteindre le feu qu'allume en nous le regard des autres, c'est sans doute la trace de cette violence. » Le récit se forme autour de plusieurs personnages, dans la multiplicité des voix qui se font écho, dont le face-à-face souligne une même fragilité : celle d'exister dans le regard et le désir des autres. « Des grimaces, de la laideur, des corps qui se contorsionnent, qui hurlent en essayant de sourire ».

    Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.

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    Le 4 avril à 21h15. Je me suis endormi, j'ai rêvé. Un homme reprenait l'image du groom, je protestais : « Nour n'est pas une plante carnivore, elle ne tue pas, elle ne détruit rien. »
    Je me souviens - dans le rêve, déjà, ou seulement maintenant ? - des soirées qui précédèrent notre rencontre. Je m'en souviens comme de moments d'une grande douceur. Je rentrais de l'hôpital et me changeais, la chaleur tombait lentement. Sur les trois marches menant à ma porte, assis avec une cigarette et une poche de bissap que j'achetais tous les soirs à une Tchadienne, toujours postée au même feu rouge, je regardais le jour tomber, les enfants jouer. Certains voisins sortaient des chaises aussi, mais on me laissait tranquille. Que je sois devenu chirurgien les impressionnait moins que le fait de continuer à vivre dans cette rue et ce quartier, alors que je pouvais désormais prétendre à plus de confort. Quand ils parlaient de moi, je l'ai su, c'était ce qu'ils disaient. Les ayant choisis, je leur appartenais plus qu'auparavant. Il fallait donc me choyer, que je n'ai aucune raison de partir. Je regardais chaque pan de mur, les draps suspendus, la carrosserie d'une voiture blanche... Chaque élément de la rue se gorgeait de cette couleur orange, ce que j'avais pu vivre à l'hôpital s'échappait lentement de mon crâne et ça teintait cet orangé, le ciel et la rue noircissaient... Et lorsque Nour est entrée dans ma vie, lorsque le soir elle a commencé à venir me rejoindre sur ces trois marches, elle n'a rien bousculé. Toute la rue a reniflé dans son sillage un parfum qui s'ajoutait sans fausse note à ce que dégageaient les leurs chaises, les chats, les mobylettes, une casserole sur le feu quelque part, les fourmis, les papiers gras tout poussiéreux... Elle ne s'est même pas étonnée que je vive là. Elle ne m'a pas demandé ce que je faisais de mon argent, le mot docteur n'avait allumé aucune attente, elle épousait le milieu dans lequel je vivais. Je l'aimais déjà, comment ne pas l'aimer plus encore, et la désirer ?
    « Bonjour ! »
    La voix du groom !
    « C'était quoi le cri tout à l'heure ?
    — Au premier, il y a des types qui sont en meilleur état que vous. C'est pas spectaculaire mais ils peuvent se tenir debout par exemple. Ils passent la journée à la fenêtre, à regarder les femmes en maillot de bain. Elles, toute la journée elles se prennent en photo pour mesurer - ah ah, qu'est-ce qu'elles sont inquiètes, ou pressées ! - la disparition progressive des... des...
    — hématomes. Les bleus. Liés à l'opération.
    — Elles font des selfies pour examiner leur nouveau nez, leur poitrine toute neuve... Les hommes du premier étage ont compris qu'ils sont dans le cadre, ils se composent des têtes charmeuses... Mais une gueule cassée qu'a des douleurs partout elle séduira personne. Ils croient sourire et c'est des grimaces. Pendant ce temps les filles examinent la photo en plissant les yeux, y a un détail qui... Elles zooment dans l'image et poussent le genre de cri que vous avez entendu, c'est immanquable parce qu'à chaque fois elles découvrent un gremlins à l'arrière-plan. Franchement c'est drôle ! D'autant qu'ils sont sur leur épaule en quelque sorte.
    — La place de l'ange gardien !
    — Des visages hurlants, déformés, laids.
    Tu découvres que ton ange gardien est laid comme un pou, qu'il a oublié de se faire opérer, lui. Comment ne pas crier ? »

    Le 5 avril. Nour insiste, elle parle plus fort, plus net. Je ne peux pas brusquer sa mise en scène en demandant qu'on me transporte dans la chambre voisine, mais je pourrais l'attendre au bord de la piscine...? Je trouverais un moyen de me signaler à elle, de lui faire savoir que je suis prêt,

    « On peut y aller ». Une fois dehors il nous sera plus facile de fuir le royaume des ombres, de trouver ces oiseaux qu'on n'entend pas, ici, qui sont partis chanter ailleurs, où les détergents n'ont pas tué tous les moustiques, toutes les fourmis ou - festin ! - les mille-pattes. On ira au-devant de la couleur, de personnes moins angoissées, moins harcelées, on cherchera-
    ... L'unijambiste veut retrouver les mille-pattes, quelle blague !
    Être là pour moi ne l'amène pas à être dure ou méprisante avec Saïf. Les silences de Nour sont généreux ; dans le roquet qui aboyait elle aura reconnu l'angoisse de celui que la mort a tiré par les cheveux. Cette main poisseuse et froide, je la sens aussi, les quinze jours passés ici, « en convalescence » ils disent, n'y changent rien. Saïf n'a pas sombré mais les gens qui réchappent d'un accident grave appartiennent à la mort, traumatisés jusqu'à la fin. Est-ce qu'on peut revenir parmi les vivants ? Si la femme augmentée s'allonge contre l'homme diminué, est-ce qu'il sent le désir qui la rend vivante ? Arrêtera-t-il avec ses récits libyens ? Est-ce qu'il entend les cris d'encouragement que poussaient ses congénères dans l'avion qui nous a menés ici ? Elle a deux jambes, elle les enroule autour de celle qui lui reste. Comme un serpent étouffe sa proie ?

    Un accès de fièvre à nouveau. Le dernier c'était il y a six heures. Les calmants font effet quatre heures durant. J'ai donc 40 de fièvre en permanence.

    Je crois que je pue. C'est plus envahissant que l'haleine et c'est nouveau surtout. La gangrène ? Sans se douter de rien, Nour joue avec le feu en ne venant pas plus vite.

    Qu'elle tarde encore, et c'est la pourriture qui gagnera.

    Je sonne l'infirmière à nouveau. Je demande à être transporté au bord de la piscine. J'invoque la fièvre. Elle se fout de moi, en demandant si je ne préfère pas voir le médecin-chef. Je renonce à lui répondre. J'insiste, je veux. Au bord de l'eau. « Vous rincer l'oeil ? » Je n'argumente pas. Si elle est capable de me répondre ça, à quoi bon lui montrer ma tête aveugle, à quoi bon lui rappeler ce qu'elle sait pertinemment ?

    Personne n'imagine qu'on se remettra de ce qui nous est arrivé. J'attends, au bord du monde. Une piscine et des femmes se trouvent à quelques mètres de moi, j'imagine des couleurs magnifiques dans une lumière très pure... Je ne goûterai plus jamais à cette volupté-là. Elles chantent plus fort au bord de l'eau :
    Les hommes ont peur
    Notre beauté les fait trembler
    Ce sont des feuilles
    Elles durent un été
    Ceux-là bombent le torse
    Mais dès qu'une chatte
    Ils sursautent et tombent
    On ne revient pas de la beauté
    Tuer c'est plus facile, tuer tuer tout le temps
    La mort n'est pas obligatoire pourtant
    Cueille nos olives et regarde les suivantes pousser
    Cueille pour le festin,
    Cueille pour libérer l'arbre,
    Cueille pour que l'an prochain
    Le même festin
    Non pas le cycle des saisons
    Mais le retour des festins réguliers
    Un jour ma mère est venue à l'hôpital, consulter un confrère dermatologue. Elle avait à l'arrière du bras une tache étrange. Une voisine la lui avait signalée, par hasard. Quelques jours plus tard, Khalil m'appela : c'était un mélanome, vilain, qu'il fallait enlever, et sans doute faudrait-il aussi envisager de la chimio ou des rayons. Deux ans plus tard, après une récidive (des métastases au cerveau), Maman décédait. Lorsque Nour m'a quitté, complètement cassé je me suis vu ne plus être nu devant quelqu'un avant longtemps, et si la mort devait venir poser sa marque sur moi de manière perverse, en un endroit du corps que je ne pourrais pas voir tout seul, je ne m'en rendrais pas compte.
    Elle est finalement venue autrement, sans se déguiser mais sans s'annoncer non plus.

    Les maillots de bain chantent mais j'entends, moi, les grandes orgues d'une musique terrible. Je suis comme la voiture qui cherche le poteau, qui espère le mur ou le fossé. Si je réussissais à m'enfuir, serait-elle indifférente, l'infirmière, voire soulagée ? À l'évidence, personne pour se soucier de nous... Valons-nous quelque chose ? Le Croissant-Rouge paie-t-il l'hôtel en fonction du nombre de lits occupés, ou a-t-il réquisitionné toute l'aile sans demander un compte précis ? S'ils m'enlevaient ces coques, sur les yeux, je pourrais prendre la mesure des lieux et imaginer
    ma fuite.
    Vais-je tenir debout si je m'appuie sur une béquille ? Avoir encore mon bras gauche et ma jambe droite est-ce une bonne chose, pour l'équilibre ? Serais-je mieux d'aplomb en ayant mon seul bras et ma seule jambe du même côté ? Peut- être pas, car alors le bassin et le buste... Je serais obligé de compenser...
    Impossible d'anticiper aussi l'attitude des clients que je pourrais croiser dans le couloir ou dans le hall, ensuite. Que se diront-ils en m'apercevant fragile, incertain ? Je peux espérer les hypnotiser en étant à ce point clown... Mon corps burlesque. Les faire rire et me casser ? Me casser en les faisant rire...
    Pour aller où ? Je n'ai rien en commun avec ces Libyens, ni avec ces femmes qui ne saisissent pas les mains des angoissés, mais je les fuis pour aller où ?

    Je devrais continuer d'écouter Nour, et l'attendre. Si je m'enfuis au lieu de lui faire confiance, je meurs sur la plage, une vague m'emporte et je disparais. Elle se retourne et ne me voit plus.

    Le choeur des femmes augmentées, sous les parasols - que leurs cicatrices ne prennent pas le soleil : « Vous pensez mériter des médailles et notre amour car vous avez approché la mort et vous en êtes revenus. Mais nous faisons ça plusieurs fois en une seule vie, nous : quand nous commençons à saigner et que vous nous arrachez à l'enfance pour nous jeter dans le monde où vous décidez de tout ; quand nous ne saignons plus et qu'on ne vous intéresse plus ; quand on commence à se trouver vieilles et qu'on vient ici se faire opérer ; quand on vous voit devenir vieux, enfin, et qu'on se demande pourquoi toutes ces résurrections, pourquoi ces Himalayas qu'on a gravis.

    6 avril. Le môme des poubelles et des bagages est dans ma chambre :
    « Le fou répétait souvent cette question : "Comment échapper au Grand Effondrement ?" Et qu'il était bien bête d'avoir été l'esclave de cette femme qui-
    — Quel fou ?
    — Un jour, un type est arrivé dans mon quartier. Au bout d'une heure à tourner, il est allé aux dunes. Les jours suivants on l'a revu. Il traînait sur cette frange de la ville qu'est mangée par le désert, où je me suis mis à l'écouter, de loin - j'avais rien d'autre à faire. Si je suis ici, c'est à cause de lui. Et c'est en rapport avec cette femme, à côté, dans la chambre. »
    J'ai sursauté mais il a décampé, il venait d'entendre qu'on l'appelait dans le lobby.

    Je ne veux pas mourir ici - la moquette sent la poussière, sur la terrasse les miettes des clients ne suffisent pas à rendre le lieu habitable pour les oiseaux, les abeilles. Je veux partir, je veux mourir dans un petit rade, avec une télé qui serait allumée pour personne. Ou sur la grève, entre deux barques, ou au bord de la piscine, moqué par le chœur des femmes augmentées. Je veux qu'on me ramène sous les décombres du bloc opératoire, qu'on mette quelques heures de plus à me sortir de là et qu'on m'enterre dans un cimetière de Benghazi - le sol sec fait les meilleures momies.

    La fièvre monte encore. Je dirais 41°.

    Je me vois fuir au hasard, la tête encore enrubannée, au bras du môme et filant droit ou, au contraire, abandonné lui comme les passeurs abandonnent les réfugiés, en pleine mer, alors que c'est leur première fois sur l'eau. Mais dans mon cas le ressac sera couvert par les rires des femmes agglutinées contre le parapet de la terrasse ; des rires vexants, cruels, des rires de harpies auxquels je pourrais répondre par un doigt d'honneur mais ce serait agir comme les bourrins que je veux fuir. Surtout je vais comprendre qu'ils forment une ligne droite de sons. Si je veux réussir à fuir tous ces zombies, je dois entendre le bruit des vagues (oreille droite) et le chœur des femmes (oreille gauche) qui rient aux larmes en observant celui qui veut leur échapper. À charge pour moi de régler la stéréo, de ne pas faire une trop grande place à ces blagues que je ne pourrais m'empêcher de trouver comiques, à mon tour, car la vie s'accrochant à ce corps qu'elle devrait négliger, snober... tout de même... comme on parie sur une vieille rosse à l'hippodrome...
    Des larmes de rage entrecoupées de hoquets ressemblant un peu à des quintes de rire.

    Nour enfin ! Elle entre elle s'avance elle murmure. Je n'écoute pas car je dois lui faire confiance, tout repose sur ma capacité à ne pas écouter l'angoisse qui déblatère. C'est Nour qui mène la danse, je dois me laisser faire. Elle me comprend elle me caresse : Nour enfin ! Ses mains sur moi, qui descendent, c'est elle. J'ai soif, j'ai tellement soif. La revoir, arracher les coques en plastique, la bande Velpeau. Elle pourrait m'emmener ? Malek ! Je lui dirais comment le plafond, et une partie du mur de la salle d'opération. Fièvre, Azraël ! Je n'entends plus les bavardages des autres, découpes noires qui embrassent et volent aussi bien, elles attrapent au vol, elle va entrer, se pencher sur moi, je n'entends plus rien que le froid, plus rien que hurler... Des chiens enflammés, des torches qui aboient et tentent d'échapper au pistolet du gardien. Qu'ils reculent. Nour enfin ! Jusque dans ton nom qu'est la version amputée de tout amour. Mais c'est parfait. Le feu, un cercle, des flammes. Nour enfin, ta main sur moi, pour m'emmener.

    Des obus, des fesses et des prothèses, Arno Bertina, Verticales, 2025.

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    12 September 2025, 7:00 am
  • Colline, de Fanny Chiarello

    Fanny Chiarello dépeint Coline, une adolescente marginale, entre colère et lucidité, vivant dans une ancienne ville minière du Nord de la France, qui fuit un quotidien miné par la désindustrialisation et la condescendance des clichés de classe. Isolée, végane, lesbienne, elle trouve refuge sur les terrils, écoutant Jamila Woods et inventant un dialogue intérieur libérateur, dénonçant la domination, l'exploitation, la confusion des valeurs, et la perte de sens. Grâce à une écriture incisive, une langue inventive et drôle, Fanny Chiarello capte la révolte et la tendresse d'une jeunesse ultra-consciente de sa situation. Colline invente un langage de survie, un monde parallèle pour résister, révélant la puissance vitale de l'imaginaire face au mensonge collectif.

    Colline, Fanny Chiarello, Cambourakis, 2025.

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    Pour commencer je n'ai pas eu le droit d'emmener Pebble au minigolf parce que ma mère disait qu'on ne nous laisserait pas accéder à la base de loisirs avec un chien, quand le ton est monté il est devenu évident que mon oncle et ma tante se lassaient déjà de notre tandem et j'ai cédé mais sur la route je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer. J'étais dans ce stupide véhicule où mes cousins se comportaient en capitaines de paquebot et je revoyais les yeux de Pebble quand il a compris qu'il allait rester seul entre les murs de l'appartement, seul enfermé avec le bruit des voisins et aucun libre arbitre, cette idée m'était insupportable et pour la deuxième fois de la journée je me suis sentie coupable vis-à-vis de lui : quelle faible fille quelle pâle imbécile ne se débat pas pour le bien de l'être qui lui est le plus cher sur cette terre ?
    Pebble était puni dans son panier et moi privée d'allié pour affronter l'épreuve d'un après-midi en famille, j'ai tourné la tête à quatre-vingt-dix degrés pour que mes cousins ne voient pas mon visage se friper irrésistiblement. Les larmes ont fait des bouillons sous les bords de mes yeux et quand elles en ont franchi le seuil on aurait dit une gouttière bouchée sous le déluge je les aspirais par les narines j'ai cru me noyer, les cousins l'ont vu et ça ne les a pas fait rire ça les a embarrassés. Je me suis aperçue qu'ils me présentaient leur nuque et faisaient mine de se concentrer sur le paysage qui défilait derrière la vitre en fermant leur gueule usuellement démesurée. Je pouvais me voir de l'extérieur, une petite molle inutile une pathétique mollette avec une ceinture de sécurité.
    Nos grands-parents nous attendaient sur le parking bondé de la base de loisirs.

    Tu as pleuré, ma petite chérie.

    Ma grand-mère m'a considérée avec une pitié non dissimulée puis s'est tournée vers ma mère en haussant les épaules.

    On est démuni quand on voit ces jeunes gens qui ont tout mais qui sont toujours si tristes.
    Peut-être précisément parce qu'ils ont tout.
    Ils n'ont plus rien à désirer.

    J'ai secoué la tête levé les yeux au ciel et les ai laissés à leurs discours discount, je ne me sentais pas concernée. Je ne suis ni blasée ni vide et si par moments je suis désespérée c'est d'être entourée d'individus à la pensée plate et formatée pour qui l'accomplissement est lié à ce qu'on amasse — ceux-là ignorent que la joie jaillit au plus près de la mélancolie, qu'elle en est même une forme exactement comme la saveur est une douleur car toute affection physique plus ou moins intense varie sur un spectre qui va de très pénible à exquis.
    Je ne sais pas pourquoi j'aime tant ma grand-mère. Elle pense que la viande est question de tradition vit avec une télé allumée en continu et lit des romans qu'on peut acheter au supermarché, par ailleurs accorder de l'importance aux liens du sang est une valeur nocive mais qu'y puis-je ? Je l'aime tellement que quand je pense à elle ça me fait un soupir au cœur. Moins quand on se voit parce que tout ce qui nous divise s'embrase vite et il m'arrive de pleurer après m'être montrée agressive. Chaque fois que ça se produit je suis écartelée entre la volonté d'assumer une pensée forte et la peur de blesser. Est-ce une bonne chose d'aimer
    inconditionnellement ? De devoir adopter une posture qui ne requière pas toute notre rigueur morale pour pouvoir continuer d'aimer ceux qui en piétinent les prémisses ?
    Au minigolf quand j'attendais mon tour de jouer je griffonnais au dos de la fiche de score une liste qui s'étoffait de trou en trou. J'avais proposé de me charger des points pour me donner une contenance à distance des vantardises pour comic books — Je vais t'écraser ! — Tu vas regretter de t'être mesurée à Hercule ! - Ah ah, qu'est-ce que ça fait de perdre face à une fille, nabot ? J'ai conservé la liste pliée dans mon carnet avec le souvenir de ma victoire (pure beginner's luck sans bluff ni rugissement de rire sarcastique) et là juste sous le planisphère dans ma poche intérieure cette liste esquisse le portrait de celle que je veux aimer inconditionnellement sans avoir à renier mes convictions. J'avais hésité à l'écrire directement dans le carnet que je me sentais enfin prête à investir mais je m'étais dit que ce ne serait pas assez discret.

    elle ne place pas homo sapiens au centre de tout
    elle respecte toutes les espèces animales
    même celles qu'elle n'aime pas même les rats
    elle n'oublie jamais que les arbres sont vivants
    ne cueille pas les fleurs
    ni brins ni brindilles à tortiller entre ses doigts
    n'écrase pas les insectes même pas ceux dont elle a peur
    ne dit pas que les limaces sont dégueulasses
    ni que Pebble est un chat
    ne réduit rien ni personne à ses propriétés supposées
    ne taille pas tout en cubes dans le style platanes municipaux même si les cubes ça se range bien c'est vrai

    elle est gourmande
    mais pas des autres animaux
    ni de ce qui leur appartient
    elle refuse les rhétoriques
    n'a pas un avis sur tout
    mais quand elle en a un c'est un poing serré
    elle a une volonté inflexible (unlike me au minigolf sans Pebble)
    elle n'est militante de rien
    l'exemple de son exigence personnelle est la seule leçon silencieuse qu'elle dispense à son corps défendant
    et sa rigueur n'exclut pas l'humour

    elle ne veut pas d'enfants parce que
    (peu importe pourquoi mais comme pour moi c'est sine qua non...)
    mais elle veille à son empreinte écologique mieux que si
    elle en avait

    elle ne vit pas sur un réseau social
    elle reste en retrait de la stérile effervescence
    elle n'est pas narcissique — ni superficielle ni ambitieuse
    elle ne souhaite pas être la meilleure
    elle fait les choses à sa manière et pas selon des règles arbitraires

    elle a un usage téléphonique du téléphone
    elle ne regarde pas la télé
    elle a une curiosité active et découvre par elle-même ce qu'elle écoute lit et regarde
    elle a besoin de mouvement (skate vélo course à pied etc. mais PAS équitation le cheval n'est pas un moyen de locomotion)
    elle ne regarde pas ses pieds en marchant
    elle ne s'ennuie jamais
    elle génère ses propres émotions fortes
    c'est peut-être une artiste

    elle fait des trucs un peu bizarres parfois

    J'ai d'abord ressenti un léger embarras quand je me suis rendu compte que ça me décrivait moi sous mon meilleur angle avec la bonne lumière et je m'en suis rendu compte parce qu'en écrivant cette ligne sur les trucs un peu bizarres j'ai essayé de me rappeler la dernière fois que j'avais fait un happening au lycée (sans complice puisque je n'en ai pas) au cas où quelqu'un se serait reconnu dans mon excentricité (mais non) alors j'ai relu tout le reste et c'était mon portrait-robot pourtant je ne suis pas narcissique. Beaucoup de gens prétendent qu'ils s'ennuieraient avec leur double mais je ne crois pas que ça risquerait de m'arriver puisque je ne m'ennuie déjà pas avec moi-même. Peut-être qu'ils disent ça pour montrer leur ouverture à l'altérité ou alors ils sont vraiment vides et très soporifiques.
    Personnellement si j'étais confrontée à un alter ego qui m'attirerait physiquement je ne ferais pas de manières en faveur de la diversité des caractères. Les gens qui clament ne pas chercher quelqu'un qui leur ressemble ont sans doute autour d'eux de nombreux individus avec lesquels s'entendre sur des fondamentaux tandis que j'en ai zéro et si l'envie d'en rencontrer un (au féminin) est narcissique ok je suis narcissique après tout ce n'est qu'une étiquette parmi d'autres et qui n'en est pas plus couvert qu'un article en dernière démarque ?

    Elle écrit un poème !

    J'ai tressailli quand j'ai compris que Kiki parlait de moi. Il se tenait si près qu'il aurait pu parcourir ma liste si je n'avais abruptement plaqué le clipboard contre ma cuisse et sur son visage déformé par l'excitation j'ai vu qu'il cherchait un divertissement dans le divertissement, il en avait assez des clubs et des trous assez d'attendre que les autres aient fini de jouer pour pouvoir gestibeugler à proportion de son ennui. Toute la famille s'y est mise.

    Tu nous le lis ?
    Et elle vous expliquera qu'il faut être ici et maintenant.
    Allez, montre ! Mon enfant ma sœur songe à la douceur — c'est quoi ensuite ? D'aller vivre ensemble euh...
    Au pays du sourire ?

    Rappelle-toi je me suis dit, ce n'est pas la teneur des propos qui blesse ou agresse mais l'intention non pas le venin mais son envie. Dans sale gouine ce n'est pas gouine qui offense ; dans elle écrit un poème être prise en flagrant n'effarouche pas mais on frémit qu'écrire un poème soit pointé comme un délit. Puis je me suis rendu compte que si je me mettais à courir personne ne me poursuivrait. Je regardais béer les bouches trémuler les glottes et l'ignorance triomphante qui ébranlait ces langues (la pensée de sa profondeur latente) m'a enfin fait détaler.
    J'avais un carnet un stylo des oreillettes pour écouter Jamila Woods sur mon téléphone : ma grand-mère était dans le vrai quand elle disait que j'avais tout. Quant à Kiki sa volonté de nuire avait inopinément donné à ma liste une dimension inattendue et fascinante elle avait ouvert une porte que je n'avais même pas entrevue. Je pouvais écrire un poème oui pourquoi pas ?
    J'ai détaché la feuille de score de la planchette en carton et l'ai pliée tranquillement je n'entendais plus les vociférations qui continuaient de fuser, rien ne fera taire ces trous du cul je me suis dit et dans ma tête la musique a explosé mais j'ai remis au début :

    Motherfuckers won't shut up
    We been in a war my God
    [1]

    Je ne me sentais plus si seule quand j'ai lâché le clipbord. J'ai couru. Les exclamations derrière moi ont redoublé je n'en ai distingué que d'insignifiantes bribes. Quelques derniers mots ont atteint mes tympans.

    vas ?
    te préviens !
    nos scores !

    Trop de ponctuation.


    Et cette foutue ponctuation me rattrape ici, points d'interrogation et d'exclamation alignés le long du vide qu'ils ont pour vocation de tromper tout comme les cris de Nunu et Cucu filent dans les aigus à mesure que l'ennui leur cuit les circuits — j'y vois quasiment une loi physique : plus c'est nul plus ça hurle (il n'est qu'à entendre les muzaks lâchées dans l'espace public qu'elles sortent d'une caisse customisée d'une soirée ou d'un barbecue et on s'aperçoit que le volume sonore est toujours proportionnel à l'indigence du son) et de la même façon moins une phrase a de pertinence et d'intérêt plus on lui assigne de points d'exclagation qui glapissent sans raison.

    Coline, ce que vous faites est très dangereux !
    Vous la voyez encore, vous ?
    Tu penses pouvoir remonter ? Tu n'es pas blessée ?
    On ne la voit plus du tout !

    Un jour je suis entrée dans une librairie sur un coup de tête après une exclagation de trop j'ai acheté L'Art de la ponctuation et le soir je l'ai lu d'une traite dans mon petit lit de jeune fille comme un gentil Musso-Levy ensuite de quoi j'ai décidé de ne pas faire ce qui est préconisé de ne pas m'insurger contre l'abus en invoquant le bon usage parce que le bon usage n'est pas plus mon ami que l'émo-ponctuation. J'ai décidé de créer mon propre système et je n'ai jamais cédé à la pression du corps enseignant appelons ça de la désobéissance mesurée. Seule Mme Q. ne m'a plus jamais retiré de points pour ce que ses collègues ont continué d'appeler ma ponctuation calamiteuse.

    C'est elle, ça ?
    Ben non, t'es con ou quoi ? C'est un buisson !

    J'ai réussi à me glisser à travers un fourré abrasif et il me semble que je vais pouvoir descendre quelques mètres sans autres complications qu'éboulis et ronces avant de parvenir à la masse sombre suivante. Je m'applique à progresser sans trop solliciter les zones de mon corps déjà douloureuses et ne prête plus guère attention aux interjections qui crépitent en amont aussi je sursaute violemment quand une petite masse très vive me bondit dessus.

    Vous avez entendu ?
    C'était sa voix !

    Je serre Pebble contre moi et pleure intensément mais brièvement et sans un son quoique la bouche grande ouverte puis je ris de l'accueillir en sauveur alors même qu'il n'a pas tout à fait l'acabit d'un saint-bernard. Mais avec lui auprès de moi je suis tirée d'affaire tel est le pouvoir de l'amour.

    Colline, Fanny Chiarello, Cambourakis, 2025.

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    [1] Ces raclures ne la fermeront pas / Nous avons été en guerre mon Dieu

    29 August 2025, 7:00 am
  • Le passé à venir : Repenser l'idée de génération, de Tim Ingold

    Dans Le passé à venir, l'anthropologue Tim Ingold nous invite à reconsidérer la notion de génération. Un processus continu au lieu d'une succession de strates temporelles. Il rejette par exemple la notion d'héritage qui ne peut pas être considérée comme un transfert statique de biens ou de connaissances, il lui préfère le concept de « perdurance ». Les vies humaines se tissent ensemble telles les torons d'une corde, garantissant ainsi la cohésion, la transmission et l'évolution. Tim Ingold ne soutient pas la conception moderne du progrès linéaire, il nous encourage plutôt à redonner de l'importance au vivant, à la coopération entre générations et à des formes de savoir qui perdurent dans le temps. Il prône une éducation axée sur le dialogue, et une nouvelle manière d'habiter le monde, plus sensible, plus humaine, plus durable.

    Le passé à venir : Repenser l'idée de génération, Tim Ingold, traduit de l'anglais par Cyril Le Roy, Seuil, Collection La Couleur des idées, 2025.

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    Se souvenir du chemin

    Le sol stratifié

    Lorsque j'ai commencé à enseigner à l'université, je me considérais en avance sur mon temps. Je ne me contentais pas de transmettre de nouvelles idées, j'utilisais les instruments les plus récents pour le faire. À l'époque, il n'y avait ni ordinateurs ni écrans numériques, et ce n'était que le début des photocopieuses. Cependant, mon département venait d'acquérir un « rétroprojecteur ». Si mes collègues plus âgés ne voulaient pas y toucher, j'en étais en revanche un fervent adepte. J'aimais inclure des diagrammes dans mes cours et je pouvais les préparer à l'avance en les dessinant sur des feuilles d'acétate, des « transparents ». L'appareil, composé d'une puissante source de lumière et d'un miroir incliné, permettait de projeter les dessins sur un grand écran, à la vue de tous. Je pouvais même écrire sur ces feuilles avec un feutre, soit avant, soit pendant que je parlais. La superposition des transparents sur la vitre produisait un effet particulier. À mesure que les diagrammes apparaissaient se dessinait à l'écran un enchevêtrement toujours plus touffu de lignes qui n'avaient pas plus de rapport entre elles que les trajectoires des gouttes de pluie ruisselant sur une fenêtre avec les textures du paysage visible au travers.
    En observant un paysage, nous voyons généralement un sol qui est lui aussi parcouru de lignes de toutes sortes, notamment des voies de passage, comme des routes, des sentiers, des chemins et des cours d'eau, ainsi que des frontières, qui peuvent être matérialisées par des murs, des clôtures ou des fossés. Certaines semblent très anciennes, d'autres plus récentes ou même nouvelles. Ce sol traversé de lignes aurait-il été constitué de la même manière que la composition sur le rétroprojecteur, par la superposition de multiples couches, chacune marquée de ses propres inscriptions ? L'histoire d'un paysage est-elle celle d'un empilement, chaque génération ajoutant sa couche à celles déjà posées dans le passé ? Il est vrai que les lignes des temps anciens apparaissent finement et sont difficiles à discerner par rapport aux plus récentes. Certaines ne peuvent se voir qu'en prenant de la hauteur. Il en est ainsi car les couches de sol successives sont moins transparentes que mes feuilles d'acétate pour rétroprojecteur. Chaque couche supplémentaire obscurcit encore davantage les précédentes, qui s'enfoncent de plus en plus bas dans l'empilement. Néanmoins, comme avec le projecteur, le passé transparaît encore, même si c'est faiblement et d'autant plus si l'éclairage est puissant.
    Nous avons déjà rencontré cette idée de sol stratifié dans la manière dont l'anthropologie a classiquement modélisé les générations et leur passage. Son écho résonne aussi dans de nombreux autres domaines du savoir humain, comme la linguistique, la littérature, l'archéologie et l'architecture. Les linguistes distinguent le plan de la synchronie de l'axe diachronique, le premier permettant la description de la configuration structurelle d'une langue à un moment donné, et le second ses évolutions au fil des configurations qui se succèdent. En littérature, la proximité entre « genre » et « génération », deux mots à la racine commune, n'est pas fortuite. Les spécialistes analysent la manière dont les nouveaux genres d'écriture remplacent les anciens, ou comment chaque génération couche sa propre lecture des textes anciens sur celle des générations antérieures. Les archéologues, lorsqu'ils étudient l'occupation d'un site, identifient des couches, avec pour chacune un assemblage d'artefacts particulier, disposées selon une séquence de strates, dont la plus récente se trouve en haut. Même les architectes, dont l'ambition est de construire l'avenir plutôt que de révéler le passé, ont tendance à supposer que chaque nouveau projet commence par une feuille blanche, un sol vierge qui n'attend qu'eux pour construire quelque chose de neuf.
    Derrière tous ces exemples se cache un postulat désormais courant : la vie se vit au présent. Nous, les gens d'aujourd'hui, vivons dans notre temps ; ceux du passé vivaient dans le leur. Mais, selon ce postulat, impossible pour les vies de descendants de prolonger celles d'ancêtres, ou pour des ancêtres d'engendrer des descendants. La vie sociale peut être une longue conversation, mais pour les linguistes, chaque énoncé de la conversation dans la mesure où il est régi par une structure commune aux locuteurs de la langue - se déroule sur le plan de la synchronie. Le changement diachronique, d'un plan à l'autre, est fondamentalement discontinu. De même, pour ceux qui étudient la littérature, le texte ou la lecture est l'expression de son époque ; dans le canon littéraire, chaque genre est une génération, et l'écriture se fait à l'intérieur d'un genre plutôt que dans le processus de génération des genres à venir. Dans l'enregistrement archéologique, les artefacts sont solidement associés à leur date de fabrication, tout en s'enfonçant de plus en plus dans le passé. Ils prennent de l'âge année après année, mais ils ne vieillissent jamais. En architecture, les bâtiments appartiennent aux siècles de leur construction, ne survivant dans le présent que grâce à des actes de préservation.
    Mais ce postulat est aussi fondamental dans l'idée d'héritage. Littéralement, l'héritage est un patrimoine, un legs qu'une génération transmet, entièrement formé et intact, à la suivante. Et, comme nous l'avons vu, pour en hériter, ce legs - qu'il s'agisse de choses ou d'idées, matérielles ou immatérielles - doit être séparé des aléas de la vie et de l'histoire des lieux et des personnes, dont nos propres histoires de vie sont le prolongement. Pour les mêmes raisons, une vie qui perdure au fil des générations ne se transmet pas. Les enfants n'héritent pas de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils peuvent certes hériter de propriétés familiales, dont des effets personnels et des prérogatives, ainsi que de la maison des ancêtres et des terres sur lesquelles elle se trouve. Mais ils ne peuvent pas hériter du milieu affectif de leur enfance, du foyer dans lequel ils ont grandi ou du lieu de ce dernier. De même, les jeunes peuvent hériter de leurs aînés une abondante littérature, orale ou écrite, mais pas de leur langue maternelle. La parenté, les affects, le foyer, le lieu ou la langue sont des choses qui ne peuvent pas être léguées parce qu'elles constituent la matrice à partir de laquelle elles sont issues. Elles font déjà partie intégrante de ce qu'elles sont.

    Les chemins du passé

    À quoi cela revient-il de transformer ainsi la vie en héritage ? Cela équivaut à transformer des personnes en propriétés, des affects en effets, des foyers en maisons, des lieux en terrains et des conversations en textes. Dans tous les cas, il s'agit d'en extraire la vie, plutôt que de voir ces choses comme des nœuds de croissance et de développement continus. Par cette opération de réduction, la personne n'est plus qu'un ensemble de traits ou de caractéristiques, l'amour et le soin se résument à l'attribution de biens matériels, la maison n'est plus qu'un bâtiment, un lieu son cadre physique, la langue parlée un simple corpus d'expressions. Plus la vie est vidée des manières ancestrales, par leur conversion en héritage, plus elle se trouve écrasée sur le plan du présent. Nous avons déjà vu cette logique à l'œuvre dans le modèle généalogique, avec la séparation absolue qui est faite entre la vie qui se déroule au sein des générations et la transmission des ressources entre elles. Une fois de plus, nous retrouvons cette idée de générations empilées les unes sur les autres, chacune habitant sa propre tranche de temps, à la fois séparées et reliées par les transferts de l'héritage. Que se passe-t-il alors lorsque l'objet de la transmission est le sol même sur lequel la vie est vécue ?
    En général, la vie laisse sa marque sur le sol sous forme de traces et de sentiers. Avec des humains bipèdes, il faut plusieurs paires de pieds - voire un certain nombre pour former un sentier. Un humain marchant seul ne laisse que des empreintes, si toutefois le sol est meuble, dont l'espacement dépend de son allure. Un animal quadrupède, tel qu'un chien ou un cheval, laisse des traces de pattes ou de sabots, différentes mais tout aussi reconnaissables. Ces empreintes permettent d'en savoir beaucoup sur la créature qui les a laissées : ce qu'elle était, quand elle est passée, où elle se dirigeait et même à quelle vitesse elle allait. Mais les traces ne sont pas des sentiers. Pour faire sentier, il faut qu'un certain nombre de pieds foulent le sol de manière similaire, que ce soit en un seul mouvement de masse ou en de nombreux mouvements solitaires sur une période prolongée, de sorte que les empreintes individuelles deviennent difficilement discernables. Ainsi, le sentier se forme avec les êtres qui le parcourent, les lieux qu'ils habitent et le paysage dans lequel il s'inscrit, comme la cristallisation d'un processus de vie collectif. En tant que tel, il peut continuer à se faire de génération en génération, les descendants suivant les pas de leurs ancêtres.
    Enfant, vous vous promeniez peut-être sur un chemin familier avec vos parents et grands-parents, qui l'avaient sans doute déjà foulé avec les leurs lorsqu'ils étaient jeunes. Le chemin est quelque chose que vous faites avec eux. Mais précisément parce qu'il est continuellement coproduit par la collaboration des générations, on n'hérite pas d'un chemin. C'est peut-être la raison pour laquelle si peu de chemins, même aujourd'hui, sont considérés comme des éléments patrimoniaux. [1] Dans notre expérience quotidienne, marcher sur un chemin, c'est, en même temps, se souvenir d'où il va ; c'est un mouvement vital de prolongation qui anticipe l'avenir tout en retraçant un passé chargé d'histoire. La patrimonialisation d'un sentier reviendrait à briser ce mouvement, à en faire un objet de mémoire, comme un récit achevé, prêt à être transféré comme n'importe quel autre bien héritable. Parcourir un sentier patrimonial, ce n'est donc pas perpétuer une tradition vivante, mais rejouer un passé déjà révolu. Pour revenir à ma comparaison avec le rétroprojecteur, c'est comme placer un transparent sur un autre déjà marqué d'une ligne, puis tracer la même ligne sur le nouveau transparent.
    De manière essentielle, dans cette opération, la ligne tracée recouvre l'originale sans jamais entrer en contact avec elle. Sur le chemin patrimonial, nous ne pouvons jamais marcher sur les traces de nos ancêtres, comme nous pouvions le faire avec nos parents et nos grands-parents, puisque la logique de l'héritage nous a placés sur des couches séparées dont les surfaces peuvent se toucher, comme les pages dans une pile, mais dont les lignes ne peuvent jamais se rencontrer. C'est peut-être de là que vient l'expression particulière, si populaire chez les décideurs politiques, selon laquelle toute nouvelle intervention n'est pas tant quelque chose qu'il faut écrire que déployer. Si chaque cheminement est un déploiement, alors, loin de s'inscrire sur un sol existant, il doit laisser celui-ci intact tout en en superposant un nouveau, qu'il marque de ses propres empreintes. Or, sauf dans des conditions artificielles qui protégeraient soigneusement le sentier patrimonial du passage des promeneurs, par exemple en le plaçant sous verre, ce n'est pas ce qui se passe en pratique. Au contraire, loin d'ajouter une nouvelle couche, les empreintes du promeneur contribuent à la perpétuation de son inscription. Quant à la surface du sol, elle se renouvelle continuellement, non pas par l'ajout de couches, mais par leur élimination, par le biais des processus naturels d'érosion.
    C'est, en fin de compte, la raison pour laquelle l'analogie avec le rétroprojecteur ne fonctionne pas. Mais je voudrais revenir sur la question de savoir pourquoi les chemins les plus anciens devraient apparaître comme étant moins marqués que les plus récents. Il y a longtemps, lorsqu'ils étaient utilisés régulièrement, ces chemins anciens devaient être profondément creusés dans le sol. Mais l'érosion progressive, principalement due aux effets des intempéries, a ramené ces inscriptions en profondeur presque à la surface, les promettant à une proche disparition. Elles sont à peine visibles. Entre-temps, des chemins plus récents, qui n'ont pas encore subi d'exposition prolongée aux épreuves du temps, ont laissé des marques plus profondes - les plus récentes, qui sont les plus profondes de toutes. Dans ce cas, ce n'est pas avec le rétroprojecteur qu'il conviendrait de comparer le sol, mais avec le produit d'une technologie d'écriture bien plus ancienne, le palimpseste, c'est-à-dire le manuscrit rédigé sur un parchemin déjà utilisé plusieurs fois. Entre chaque cycle d'écriture, la surface est grattée afin d'éliminer autant que possible les traces antérieures. Mais il en reste toujours. Avec le palimpseste, les inscriptions anciennes ne se trouvent pas sous la surface semi-translucide du présent, mais remontent plutôt à la surface alors même que les écritures plus récentes s'enfoncent. Comme le parchemin de l'écrivain, le sol se renouvelle non pas par superposition mais par retournement. [2]

    Le passé à venir : Repenser l'idée de génération, Tim Ingold, traduit de l'anglais par Cyril Le Roy, Seuil, Collection La Couleur des idées, 2025.

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    [1] Ces réflexions et celles qui suivent s'inspirent largement du récent ouvrage suivant : Danile Svensson, Katarina Saltzman et Sverker Sörlin (dir.), Pathways : Exploring the Routes of a Movement Heritage, Winwick (Cambridgeshire), White Horse Press, 2022.

    [2] J'ai abordé plus longuement la formation du palimpseste dans un essai intitulé « Palimpsest : Ground and Page », paru dans Tim Ingold, Imaginig for Real : Essays on Creation, Attention and Correspondance, Londres, Routledge, 2022, p. 180-198.

    15 August 2025, 7:00 am
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