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Au solstice d'été, Théo et son ami Max se retrouvent sur un parking pour tuer le temps en buvant des bières et en fumant des pétards. Parallèlement, Rombouts, médecin irascible, quitte l'hôpital et rentre chez lui, dans sa belle maison isolée en lisière de forêt. La trajectoire de ces personnages aux univers antinomiques, qu'on suit d'abord par intermittence, finit par se croiser. Les deux jeunes sont à la recherche d'un lieu paisible où passer la nuit. De son côté, le Docteur, que sa femme a quitté avec ses deux fils, profite du calme de sa maison pour tenter de faire le point. Tout semble les opposer, leurs origines, leurs attentes, mais l'ennui, l'ivresse et la peur les raprochent contre toute attente. Un premier roman tendu et rythmé, dense et sombre.
Mythologie du .12, Célestin de Meeûs, Éditions du sous-sol, 2024.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, comptèrent Théo et Max, adossés aux rambardes branlantes, assis sur la galerie pourrie de la cabane, une bière tiède et éventée en main, face au petit étang que l'obscurité recouvrait de plus en plus, pour ne laisser qu'une zone d'ombre bleue virant au noir, à la surface laiteuse, striée de deux ou trois remous que dessi-naient les punaises d'eau et les gyrins, bientôt rejoints par les moustiques. Les lourds nuages étaient maintenant partis, et avec eux la menace de l'orage, au profit d'un ciel pur et dégagé où commençaient à pointer quelques étoiles, dans un air clair, chaud, et néanmoins un peu plus frais qu'une heure ou deux plus tôt, une atmosphère au travers de laquelle les dix coups de cloche fusèrent, de la petite chapelle à cinq ou six cents mètres de là jusqu'à cette clairière, dix coups qui venaient de passer voler au-dessus de la maison du docteur, qui raccrocha à cet instant avec Françoise, après une conversation de deux ou trois minutes, où elle n'avait cessé de lui reprocher un nombre de choses incalculables, à commencer par sa lâcheté, tu es un lâche, avait-elle dit, un lâche et un cochon, à quoi Rombouts n'avait fait qu'acquiescer sans bruit, ne pouvant rien répondre, puisque de toute façon cela n'aurait servi à rien, alors il l'avait laissée débiter ses remontrances et invectives, insultes et revendications pendant deux trois minutes, avant de lui demander bon et alors quoi ?, ce que Françoise avait semblé ne pas comprendre, alors quoi quoi ? avait-elle répondu, comme si elle s'était rendu compte à l'instant même qu'elle avait son mari au téléphone, avant de se souvenir de la raison de son appel, n'oublie pas de venir les prendre demain, demain neuf heures, avait conclu Françoise, puis de raccrocher aussi brusquement qu'elle l'avait insulté, et à peine le docteur reposa-t-il, ou plutôt balança-t-il, son téléphone sur la petite table basse qu'il entendit les dix coups de cloche traverser l'air au-dessus de sa tête, la gorge sèche, suant, accablé de chaleur, sur quoi il se leva, ouvrit la porte-fenêtre du jardin pour aérer, puis alla droit sur le frigo, fit tomber trois glaçons dans Ie fond de son verru et le remplit de whisky, histoire de se détendre un peu, car l'appel de Françoise venait du lui "flanquer les nerfs", comme d'habitude, se dit Rombouts, qui se posta devant l'entrebâillement de la porte-fenêtre, et profitant du mince filet d'air frais qui lui arrivait droit sur le visage il essaya de regarder le ciel et les premières étoiles, seulement l'obscurité naissante lui renvoya ses traits et un instant il s'imagina faire face à un miroir sans tain derrière lequel un autre le regardait de ses yeux noirs et dont les cernes et les joues creuses lui renvoyaient sa propre fatigue, et le docteur réalisa soudain, en voyant ce visage qui lui appartenait mais qu'il avait du mal à reconnaître, qu'il manquait de sommeil, qu'une nuit complète, comme il n'en avait pas dormi "depuis combien ?", depuis des lustres, lui ferait certainernunt le plus grand bien, lui serait salutaire, littéralement, la dernière fois que le docteur avait ressenti ça, cette sorte d'altérité violente et de pitié immense pour sa personne, il avait vingt-deux ans et traversait "la période la plus sombre de sa vie", il avait échoué dans un vieux bar à Liège, un bar dans tes toilettes duquel il s'était observé de la même manière, sans reconnaître ses yeux, ses traits, ni rien de ce qui vingt-deux ans durant avait constitué une forme d'identité, alors une indicible vague d'agitation et d'épuisement et de dépossession, comme en cet instant même, était montée en lui, et le docteur avait senti l'envie, voire le besoin, d'éclater le miroir avec son poing, ce qu'il avait fini par faire, sans parvenir à le briser, pourquoi pensait-il à tout ça maintenant, il n'en savait rien, ce souvenir ne lui était jamais revenu, et pourtant le docteur se revoyait dans ce vieux bar avec une précision glaçante, rassemblant toute son énergie pour se calmer, respire, se dit Romhouts, qui détourna les yeux et regarda son bois sombrer dans la pénombre, les nuages s'en aller et le ciel commencer doucement à laisser entrevoir quelques étoiles, sur lesquelles il se concentra enfin en sirotant son whisky, en essayant de se détendre, d'inspirer expirer profondément, de profiter du calme, de la beauté, se laissant simplement porter par le silence et les contours, de plus en plus aqueux des ombres, exactement comme le faisaient Théo et Max, à trois ou quatre cents mètres de la, ils observaient le ciel, l'étang et la forêt bleutée en buvant de petites gorgées de bière, profitant de ce calme, des quelques coassements au bord de l'eau, des vrombissements d'insectes dans la nuit, dans ce presque silence dont ils profitaient d'autant plus qu'il leur était quasiment étranger, puisque là où Théo et Max vivaient un tel silence n'existait pas, sauf peut-être quelques heures par jour, ou plutôt quelques heures par nuit, entre deux et quatre heures, ou entre trois et quatre, et encore, pas tous les jours, pas le samedi ni le dimanche, par exemple, pas les soirs de sortie, mais en semaine, aux heures où la circulation est inexistante, ou quasiment, et lorsque plus personne, ou presque, ne traîne plus dans la rue, en ces instants, oui, il leur était possible d'entendre, de profiter d'un tel silence, les coassements et les bruits de forêt en moins, évidemment, mais malgré tout, entre trois et quatre heures, chez eux, cela ressemblait au silence dans lequel ils baignaient maintenant, un silence que Max rompit, après avoir avalé une gorgée et secoué légèrement sa canette pour jauger de son contenu, ou plutôt de son absence de contenu, en disant vieux, on est à sec ; alors Théo lui demanda s'il ne lui restait rien, "à tout hasard", dans sa bagnole, je ne crois pas, dit Max avant d'ajouter, après quelques secondes de réflexion et comme s'il avait eu une révélation, putain, si, possible qu'il me reste un rosé, il doit être bouillant, dit-il, mais on peut aller voir, sur quoi Théo avala sa dernière gorgée de bière en penchant la tète en arrière, pensa à Ouranos en essayant de se rappeler comment le Ciel était devenu le Ciel, en vain, finissant par se dire que ce n'était pas le moment et qu'il creuserait le truc le lendemain, puis il pinça sa bière pour signifier qu'elle était vide aussi et dit à Max vas-y, on peut aller voir ce que ça donne, ouais ; et tous deux se levèrent sur la galerie pourrie de la cabane, en descendirent les quelques marches branlantes et reprirent le chemin par lequel ils étaient venus, dans le noir quasiment total, en direction de la Clio de Max, garée à l'entrée sud du bois, éclairés simplement par le flash de leurs téléphones, ce qui, soudain, éveilla la curiosité du docteur Rombouts, qui, toujours debout devant sa porte-fenêtre, se dit, à la vue d'un halo bleuté apparaissant disparaissant entre les arbres qu'est-ce que c'est que ce bordel Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? se répéta Rombouts, que la simple vision ou hallucination des flashes avait fait brusquement sortir de cette brume dans laquelle il était encore plongé quelques instants plus tôt, et revenant à lui il se glissa par la porte-fenêtre, ébaucha quelques pas sur sa terrasse pour s'approcher et observer le bois attentivement, la bouche ouverte, les yeux plissés, extrêmement concentré, à l'affût, comme à la chasse, mais il eut beau examiner attentivement le bois, le halo bleu ne réapparut pas, et pour un court instant Rombouts se demanda s'il n'avait pas rêvé, j'ai pas rêvé, quand même, dit le docteur à haute voix, puis il se pinça l'arête du nez, se frotta les yeux, et n'entendant résolument rien de suspect nulle part, n'entendant en fait rien, strictement rien hormis le bruit du couple de chouettes qu'il savait tapi à l'orée du bois, le docteur en conclut que ça devait être, "je ne sais pas", le reflet de la lune, ou quelque chose comme ça, si bien qu'il retourna s'asseoir sur le canapé où à plusieurs reprises il fut tenté de saisir son portable et d'appeler sa femme, "ou plutôt non", il fut tenté de lui envoyer un message, mais un message "dont elle se souviendra", un message dans lequel il la traiterait de tous les noms, en commençant par lui rappeler que s'il y avait quelqu'un de lâche, c'était bien elle, oui, il lui dirait ses quatre vérités, une bonne fois pour toutes, comme il aurait dû le faire il y a longtemps déjà, quand elle était partie, l'avait abandonné, pensa Rombouts ers saisissant son téléphone, qu'il déverrouilla, puis ii alla sur la conversation avec Françoise, où, il se mit à rédiger un tas de choses, qu'il effaça, réécrivit, réeffaça, et ce plusieurs minutes durant, jusqu'à ce qu'il se dise que tout cela ne servirait à rien, d'autant qu'elle pouvait encore demander le divorce, lui prendre la garde d'Achille et Grégory, voire essayer de partir avec le fric, cinquante pour cent de sa fortune, avec pension alimentaire et tout le tin-touin, douée comme elle l'était devenue pour ce genre de choses, cela ne l'étonnerait pas, elle qui quelques années plus tôt encore parlait en "nous" lorsqu'il était question de son mari, ou qui disait on ferait bien ceci ou bien cela lorsqu'elle voulait que le docteur s'occupe de quelque chose, qui ne pouvait avoir d'autres opinions avis ou goûts que les siens, eux qui étaient toujours d'accord, vivaient en équilibre, qui n'avaient que rarement un mot plus haut que l'autre, quelque chose s'était transformé en elle, avait muté, elle avait pris, non pas de l'assurance, mais quelque chose de l'audace et de l'orgueuil, depuis quelques années elle était bien capable, oui, de lui en faire voir "de toutes les couleurs", donc non, ça sert à rien, se répéta. le docteur, qui abandonna son projet, balança à nouveau son téléphone sur la petite table basse en se disant, tandis qu'il se levait et se dirigeait vers la cuisine, qu'il ferait mieux de manger un morceau, oui mais quoi ? se demanda Rombouts, debout devant son frigo dans la porte duquel traînait une bouteille de vin blanc à moitié vide, que le docteur ouvrit et renifla avant d'inspecter chaque étage du frigo où il découvrit un reste de pâtes dont il retira le film plastique, qu'il renifla également, en se disant que ça allait le faire ; ça va le faire, dit Max en saisissant la bouteille de rosé tiédasse, limite chaude, dans le fond de son coffre, oui, c'était encore une chance qu'il se soit rappelé avoir cette bouteille, "bon", cela devait faire quelques jours, voire quelques semaines, qu'elle traînait là, mais selon lui, oui, vraiment, il ne voyait pas pourquoi ça ne le ferait pas, d'ailleurs, avec un peu de chance, en la plongeant dans l'eau, ajouta-t-il, elle sera fraîche en dix minutes, ce à quoi Théo acquiesça, et dit fais quand même voir, en s'emparant de la bouteille que Max lui tendait, rosé d'Anjou, lut-il, puis d'ajouter bon, ouais, ça devrait le faire, sur quoi Max referma le coffre puis s'éloigna de quelque pas, sur le bord du chemin, oui il défit sa ceinture et se mit à pisser en regardant le ciel, ce qui donna également à Théo l'envie de pisser un coup, qui s'éloigna de l'autre côté et se rappela soudain, en regardant le ciel, comment le Ciel était devenu le Ciel, c'est ça, se dit-il en repensant à Ouranos, et il vit tout à coup comment, à l'origine, le Ciel recouvrait tout d'une nuit inextricable, de noir total, empêchant les Titans et les Cent-Bras et les Cyclopes, enfants qu'il avait eus avec Gaia, la Terre, de sortir du ventre maternel, puisqu'il (Ouranos) était affalé dessus, ce qui rendait Gaia furieuse, car ces Titans et ces Cent-Bras et ces Cyclopes l'oppressaient comme jamais, ils l'étouffaient, la rendaient complètement malade, aussi, Gaia avait conçu le projet d'éloigner Ouranos en montant leurs enfants contre lui, se rappela Théo en essayant de pousser son jet un peu plus loin, et elle leur avait dit que leur père, Ouranos, les soumettait, les torturait, sauf qu'ils avaient trop peur, tous, tous sauf Cronos, qui, lui, s'était dévoué, déterminé à affronter son père, alors Gaia lui avait fabriqué une arme, que Cronos, bloqué dans le ventre de sa mère, avait gardé dans sa main, à l'affût de l'instant où Ouranos, son père, viendrait baiser sa mère, ce qui, évidemment, puisqu'il ne semblait pas y avoir grand-chose d'autre à faire en ces temps-là, était arrivé, et quand la queue d'Ouranos s'était trouvée dans Gaia, Cronos en avait profité pour la lui attraper et la couper d'un geste ferme avant de tout jeter dehors, arrosant la Terre, sa mère, donc, de grosses giclées de sang et de semence, le reste finissant dans la mer, sur quoi, pris d'une douleur extrême, Ouranos avait poussé un cri épouvantable, atroce, tragique, et s'était exilé le plus loin possible de Gaia, en haut, où il avait formé le Ciel, se rappela Théo joyeux, ressentant un dernier frisson lui remonter l'échine tandis qu'il se secouait...
Mythologie du .12, Célestin de Meeûs, Éditions du sous-sol, 2024.
Ce recueil poétique retrace l'expérience d'une spectatrice regardant le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, qui raconte le quotidien d'une jeune veuve, mère d'un adolescent, une ménagère enfermée dans la routine d'une vie : « le désarroi des aléas / du / désœuvrement / son désespoir et leur monotonie dans / l'enchainement des jours / sans variété ». Le recueil s'inscrit dans une tension entre la narration poétique de la vie quotidienne de Jeanne Dielman, et les éléments répétitifs, obsessionnels, faits de séquences poétiques brèves. Le temps de faire les choses, le temps de voir les choses se faire. Une forme de métaphysique de l'ordinaire et de l'imperceptible que sa profondeur transforme en expérience du présent absolu.
La gaieté me sidère, Clarisse Michaux, Hourra, 2024.
Un EP de La gaieté me sidère alliant lecture, musique et chant, est disponible sur Spotify ou Apple music. Interprétation-composition de Clarisse Michaux, composition de Charles Michaux.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
je ne peux pas
dépenser même un centime
d'euro potentiel
en regardant Jeanne Dielman
je n'ai rien envie
d'acheter, pas même un œuf
puisque cette femme
qui n'est même pas laide
me coupe de tout désir, sinon de sortir
de l'attente
Jeanne a ouvert
la porte au client le client a ouvert
la braguette de son pantalon
Bénédicte et Nicole les cadreuses ont ouvert
le plan sur le couvre-lit de Jeanne Dielman
Jeanne écrasée par le poids du client ouvrait
les yeux grand ouvrait
sa paume pour le rejeter ou le garder distant ouvrait
le moins possible ses jambes
puis le client est venu sur
Jeanne ou dans
Jeanne puis le client
étalé comme un animal triste après
le chant du coq n'a pas tenu ses paupières ouvertes
et là Jeanne s'est levée c'est là
que Jeanne a ouvert
la carotide du client et la veine ouverte a ouvert
une brèche pour que les spectatrices du cinéma
respirent à bouffées plus larges sans que l'on n'ouvre
la bouche – une guerre s'est ouverte à
l'intérieur de moi
je suis un petit
peu soulagée, et
la pression qui
s'exerçait
sur mes côtes se relâche
de quelques centimètres quand
Jeanne Dielman revient dans la cuisine
et je suis soulagée car même si
tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque
immédiatement
et même si dans le processus vital, cette consommation
régénérant le processus vital est provisoire
et même si la régénérescence qui suit le travail n'est que la
possibilité du travail renouvelé
et même si le travail ne fait que reproduire
et même si ce qu'il reproduit n'est qu'une force de travail usée
et nécessaire à l'entretien du corps et même si
les fatigues et les peines
ne prennent fin qu'à la mort de l'organisme et même si
J.D. vit encore et que l'homme en marcel est mort
qui sait
si les fleurs nouvelles que je rêve
ne trouveront dans ce sol
lavé comme une grève
le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
aussi la fin
focalisée sur ses mains sales
de sang
ne coïncide plus avec le début
d'un cycle et nous
parlerons de fleurs
et nous parlerons de fleurs et
rien ne pourra
ruiner l'élémentaire bonheur
de ce que nous sommes en vie
Jeanne et moi
j'ai l'intuition que
c'est beau comme un tableau
du Caravage
la moitié de son buste
sans tête répété
sur la brillance de sa table
à manger, J.D. est accoudée
les mains jointes, sa tête
s'appuie dans le vide
les lumières des enseignes
qui font face à l'appartement
balaient son visage pacifique et ses mains
sales de sang, sans insister sur
le carnage
préfèrent à la boucherie
la trêve triste du visage
et
je regarde cette Piéta lente
et
j'attends que l'éternité me passe
et
ô douleur !
et
ô douleur !
et
le temps mange la vie
et
l'obscur ennemi qui nous ronge
et
le cœur du sang que nous perdons croît
et
se fortifie
Si la personne qui parle dans ce texte devait vous écrire une lettre je crois qu'elle dirait ceci.
J'ai été voir un film au cinéma alors que je n'avais pas envie de le voir. Je n'avais pas envie de le voir parce que j'étais persuadée qu'il était bien et même qu'il était parfait. Je savais que ce film était une œuvre d'art et que je serais obligée d'en convenir. Oui c'est une œuvre d'art ce film est parfait. Il est très bien parce qu'il ne s'y passe rien. C'est une idée. Filmer une femme qui pèle des pommes de terre et qui les cuit sans jamais couper la scène c'est une très bonne idée. Il fallait le faire maintenant c'est fait maintenant qu'est-ce qu'on fera d'autre au cinéma on se le demande. Il y a des gens qui se le demandent moi ça ne m'intéresse pas. Qu'est-ce qu'on peut faire encore après ce film ce n'est pas une question que je me pose. C'est une question interne au cinéma qui ne me regarde pas. Ce n'est pas une question que je juge ni que je méprise. C'est plutôt une question qui m'ennuie. Voilà pourquoi je ne voulais pas aller voir ce film. À cause de la question et de l'idée. Je me disais que ce film tenait en une idée et qu'il suffirait de l'énoncer pour y avoir accès. Les gestes banals d'une femme au foyer sont filmés du début jusqu'à la fin sans suspense. Une fois que l'idée est dite ça ne change rien d'aller voir le film ou de ne pas le voir. Je savais aussi qu'elle se prostituait et qu'elle finissait par tuer un de ses clients. Mais je savais que ça aussi ce n'était pas un événement et que c'était comme tout le reste. C'est-à-dire que comme tout le reste c'était soumis à cette idée. Tout sur un même plan la vie filmée toute plate et voilà tout. Puis j'ai quand même été le voir. Par orgueil pour dire je l'ai vu. Soit pour dire je l'ai vu et c'est un grand film. Soit pour dire tout l'inverse et dire par orgueil je l'ai vu mais franchement on en fait un peu trop autour de ce film. Je m'étais préparée mentalement à m'ennuyer mais je me suis rendue compte qu'on n'est jamais préparée face à l'ennui. C'était dur et c'était pénible. Au bout de trois heures vraiment c'était dur. J'ai fait comme je faisais petite quand je m'accrochais au bras de ma mère pour partir et qu'elle continuait à parler avec d'autres personnes et que je n'avais pas de téléphone ni de jouet. J'ai accroché mon œil à des détails le cordon du rideau un défaut dans le papier peint. J'ai trouvé des occupations très circonscrites très localisées. J'ai regardé encore cette femme nettoyer des choses qui n'avaient pas besoin d'être nettoyées. Puis je l'ai vue s'affaler dans son canapé. Et là il s'est passé une chose grandiose. Une chose qui n'a rien à voir avec une idée. Cinq minutes auparavant j'étais excédée j'aurais voulu sortir de la salle de cinéma pour prendre l'air. Mais à ce moment-là c'était terminé j'étais conquise. J'aurais parlé je serais passé pour une illuminée. Je ne sais pas le dire autrement. Cette femme m'a infligé une durée que je ne connaissais pas. Pourquoi étais-je restée ? J'étais restée juste pour voir. En même temps il y avait si peu à voir. En dix minutes on a tout vu. J'étais restée pour voir et j'avais vu une chose qui m'a ensuite forcée à écrire. Pendant des jours je suis restée hantée par Jeanne Dielman. Et il n'est pas un jour qui se passe sans que je ne pense à elle. Jeanne Dielman est un problème de durée. C'est une chose qui dure et qui vous rend malade. Elle vous empoisonne de durée. Au point que la solution du problème devient la durée elle-même. Je devine bien ce que l'on peut penser depuis un point de vue extérieur. Une vie ne change pas à cause d'un film. Mais il y a eu cette autre chose sans rapport en apparence avec Jeanne Dielman et qui m'incline à penser le contraire. Cette autre chose s'est mise en lien avec Jeanne Dielman parce qu'elle a coïncidé avec une même séquence de vie. Peu de temps après avoir vu Jeanne Dielman au cinéma je suis partie en vacances dans le Sud. J'ai logé chez un homme avec lequel j'entretenais une relation platonique. Très vite ce qui devait constituer une bouffée d'oxygène s'est transformé en sensation d'enfermement. J'ai compris que cet homme me désirait dans le corps et que pour une raison qui m'échappait je m'alignerais sur son désir. Tout m'invitait à m'éloigner de cet homme que je n'étais pas certaine de désirer. Tout m'invitait à fuir à partir en courant. Je suis restée en dépit du climat de violence qui s'instituait entre nous et en dépit du danger que je courais peut-être à demeurer dans sa maison. Je ne me suis pas expliqué tout de suite la raison pour laquelle j'ai persévéré dans l'inconfort. Une fois tirée de situation la chose m'est apparue dans une évidence crue. J'étais restée en vertu d'un principe aussi simple qu'insensé. J'étais restée pour voir. De façon confuse c'était la leçon de Jeanne Dielman que je m'appliquais à restituer : rester. Rester même quand on sait ce qui va se passer. Mais cette analogie est délirante et j'en ai conscience. Elle est source de plus d'interrogations que de réponses. Jeanne Dielman ne comporte aucun danger. Tout ce qui nous guette en sa compagnie c'est l'ennui. Avec Jeanne on sait qu'il ne se passera rien car on sait d'avance qu'elle ne fait que peler des pommes de terre. On sait aussi qu'on est au cinéma et qu'on n'y risque pas notre intégrité physique. Chez cet homme c'était l'inverse. Je pressentais de l'aventure et je pressentais de l'action. En un sens narratologique c'est tout l'inverse. C'est même l'opposé de Jeanne Dielman. Les jours passés chez lui se déploient comme une histoire avec un début et un climax. C'est plein de suspense et de rebondissements. Il y a de la tension et suffisamment pour construire un récit. C'est d'ailleurs tout ce qui m'a toujours fait vibrer. C'est ici que Jeanne Dielman a changé ma vie. Jeanne Dielman a mis un point à cette certitude. À la lumière de Jeanne Dielman le temps structuré par l'action a perdu de son relief. Il a cessé de constituer le point culminant de ma curiosité. Le temps structuré par l'action me parait désormais limité à un niveau de sens étriqué : celui de l'événement. La vie de Jeanne est toute autre. Pas une seule action. Que des actes. Laver le carrelage = une unité. Épousseter les bibelots = une unité. Cirer des souliers = une unité. Rabattre le couvre-lit = une unité. Rendre un service sexuel = une unité. Nouer une écharpe = une unité. Tuer le danger = une unité. Jeanne Dielman ouvrait donc le champ pour un autre cinéma. Un cinéma par-delà l'événement ou par-delà le danger. De cette manière elle posait une question qui ne devait plus concerner le cinéma seul : elle assassinait mon obsession pour l'aventure autant qu'elle effritait le crédit dont mon imaginaire avait doté plus avantageusement les hommes que les femmes. En plantant une paire de ciseaux dans la jugulaire de ceux qui prétendent générer du suspense elle me rendait plus que jamais disponible à celles à qui l'action se refuse mais dont la vie est faite d'actes.
Une agente immobilière découvre un jeune garçon dans l'une des maisons qu'elle fait visiter à de potentiels acheteurs. L'apparition se répète et la femme abandonne peu à peu son quotidien monotone pour passer de l'autre côté du miroir. Truffé d'apparitions de doubles et de croisements temporels, la précision de la machinerie de ce court roman décrit un temps suspendu qui semble figé entre passé et présent. Andrés Barba se penche sur ce que nous laissons derrière nous, sur ce qui ne doit pas être perdu ou ne peut être pardonné. Un roman de fantômes sans fantôme, écrit durant la pandémie, qui préserve en lui les traces de cette expérience spectrale qu'il parvient à transfigurer dans une fiction énigmatique et saisissante.
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C'est arrivé comme ça : elle voit l'enfant le premier jour de la vente de la maison, pendant qu'elle nettoie la cuisine entre les visites de deux clients. Elle ouvre le robinet pour rincer le torchon, le ferme et, en se retournant, elle le découvre assis sur une chaise. Il a environ sept ans, l'air ahuri et porte un uniforme scolaire marron. Ce n'est pas une entéléchie, mais un corps tout aussi réel que le carrelage ou l'évier. Au premier regard elle ressent envers lui cette défiance que les gens riches lui ont toujours inspirée ; cet air théâtral, de figurine, mais adouci par l'enfance. Les mains reposent sur les genoux, il est chaussé de bottines noires, sans chaussettes, la frange impeccable qui tombe sur son front donne à son visage une certaine froideur. On dirait un voleur, un petit voleur dont l'idéal secret serait d'être accepté, mais il ne fait aucun effort pour paraître sympathique, ni pour s'excuser. L'instant de surprise passé, sans pouvoir déterminer ce qu'il a d'étrange, elle se concentre sur son regard. L'enfant semble tellement familier avec l'espace qu'il est absurde de lui demander d'où il vient, c'est une émanation naturelle des murs, de l'air saturé de poussière dorée en suspension. Il ne bouge même pas, comme s'il attendait le goûter depuis un temps lointain. Elle ne ressent pas de peur, juste un léger frémissement. Un bourdon qui cherche à sortir se heurte sans cesse à la vitre et pendant quelques secondes c'est tout ce qui se passe : l'obstination du bourdon, la cuisine vide d'une maison vide, la surprise d'une agente immobilière de trente-six ans devant un enfant de sept ans qui l'observe. Un enfant, elle le découvre maintenant, qui n'a pas cillé une seule fois.
Elle pense que c'est un signal que cette maison ne se vendra jamais. Elle est comme cet enfant : trop raffinée et peu pratique, une maison pour ce genre de riches du milieu du XXe siècle qui privilégiaient l'architecture rationaliste sur la commodité et l'ostentation. Aujourd'hui personne ne serait prêt à payer autant pour une maison qui n'est ni commode ni n'affiche ouvertement son prix. Elle l'a dit à son patron de l'agence immobilière, la première fois qu'il la lui a montrée, que cette maison était un os, qu'ils allaient passer des mois à la faire visiter à des étudiants en architecture, pour finir par la considérer comme impossible à vendre. Et maintenant, après une semaine à remettre en état les deux niveaux, le garage et le jardin, à étudier le dossier de l'architecte et à donner des instructions aux peintres pour qu'ils obtiennent un résultat irrépro-chable, maintenant il y a ça. Elle est sur le point d'éclater de rire, mais quelque chose dans le regard de l'enfant l'en empêche. Ce n'est pas seulement l'anachronisme de sa tenue ; le fait qu'il ne cille pas donne à son regard un effet neutralisant, comme si tout ce que captaient ses yeux était immédiatement mis à nu, réduit à un schéma élémentaire. Pourtant il n'est pas sinistre ; il pourrait l'être, comme une poupée trop réaliste n'est pas sinistre quand on la prend pour ce qu'elle paraît, mais le devient quand on découvre ce qu'elle est. Sa présence même, bien qu'elle soit figée, a quelque chose d'instable. Les sentiments qu'elle lui inspire sont aussi instables. C'est la première fois qu'il lui arrive quelque chose de semblable et, paradoxalement, elle n'en ressent pas l'inquiétude qu'elle avait imaginée. Pendant des années, dans d'autres maisons, la sensation d'être observée l'avait poussée à se diriger le coeur battant vers la sortie, mais à présent cet enfant la regarde sans ciller et elle n'éprouve aucune crainte, juste une vague défiance pour ses privilèges.
— Qu'est-ce que tu veux ? - lui dit-elle. Et comme l'enfant ne répond pas, elle repose la question, presque de mauvaise humeur - : Qu'est-ce que tu veux ?
Alors il fait mine de se lever et elle recule d'un pas. Elle porte encore les gants de caoutchouc avec lesquels elle a nettoyé la cuisine et cela lui donne une allure à mi-chemin entre l'employée de bureau et la femme de ménage qui fait sourire l'enfant, du moins en a-t-elle l'impression.
— Écoute - poursuit-elle un peu absurdement, comme si elle parlait à un chien - tu ne peux pas rester ici, tu comprends ? Des gens vont venir.
Elle a beau voir l'enfant, elle pense que la distance qui les sépare est peut-être infinie, et c'est pour elle un certain soulagement. Il y a tellement de façons d'éluder sa responsabilité que celle-ci ne lui semble pas la pire. Pourtant l'enfant réagit. Il se met debout et lève la main pour dire au revoir. Elle l'imite. Et à cet instant, dans le bref intervalle où il se retourne, se dirige vers le couloir et disparaît de sa vue, elle a l'impression que dans ce petit corps il y a une angoisse animale, une angoisse presque insupportable.
Elle n'a jamais aimé creuser, fouiner, demander des explications. Elle aime son travail à l'agence immobilière, pas grand-chose de plus. C'est une espèce de don, comme d'autres personnes ont une aptitude pour le sport ou l'oreille musicale. Depuis sa prime jeunesse, elle perçoit les maisons comme par réflexe, elle sait instantanément comment elles sont dès qu'elle pose un pied à l'intérieur. Là où la plupart des gens ne voient que ciment ou briques, pour elle il y a des corps, des caractères, une chair intime et malléable. Mais à la différence des maisons, les personnes qui y vivent lui semblent presque toujours irréelles, leurs sentiments et leurs visages, inaccessibles. Elle en est arrivée à penser que les maisons ne sont qu'un prétexte, un pont pour percevoir ce qu'elle ne peut percevoir chez les personnes. Elle ne sait pas. Elle sait seulement qu'elle aime les maisons, que cela lui fait du bien de les aménager, de les vendre, de les louer, elle se sent comme un pont entre des êtres qui ne se connaissent pas et qui se cherchent. Dans cet espace elle a trouvé tant bien que mal sa place dans le monde. Elle ne se pose pas d'autres questions. En fin de compte, ne pas être émotive favorise que les autres le soient. Elle ne souffre pas beaucoup de ce qu'elle ne peut avoir. Sous cette apparence, elle s'est résignée à une insensibilité plus ou moins innée. À moitié sérieuse, à moitié en plaisantant, elle se dit que son propre caractère est un peu comme ces mensonges dilués dans les mots des annonces : « impeccable », « très lumineuse », « récemment rénovée », expressions face auxquelles ne compte que la crédulité, ou le cynisme et qui, de fait, se révèlent vraies ou fausses, luminosité réelle, ou rénovation plus ou moins patente, grâce au désir qu'il y ait de la lumière, que tout soit comme neuf. En fin de compte, affirme-t-elle parfois, tout est affaire de désir. Celui qui cherche une maison ne voit que ce qu'il veut voir.
C'est peut-être pour cela que l'épisode de l'enfant la déstabilise tellement. Qu'est-elle censée faire avec cette énergie indéterminée ? Durant des années la peur que se produise quelque chose de semblable a agi sur elle comme un appel du désir, et à présent la réalité est quasiment un défi.
Elle a été tentée d'en parler à son chef quand elle est passée à l'agence pour déposer les clés, et maintenant aussi, en arrivant chez elle, elle a envie d'en parler à l'homme avec lequel elle vit, mais elle ne le fait pas. Se répéter mentalement qu'elle a vu un enfant qui ne clignait pas des yeux dans une maison vide tient de la confirmation de sa présence, mais aussi du fait qu'elle ne s'est pas reproduite. L'enfant n'est pas réapparu, bien qu'elle l'ait attendu pendant les trois heures où elle est restée sur place. C'est peut-être pourquoi, lorsque l'homme avec lequel elle vit lui demande comment s'est passé sa journée, elle préfère dire « bien », et elle lui parle ensuite de la maison, une maison pour ce genre de riches de la moitié du xx' siècle qui privilégiaient l'architecture sur la commodité et l'ostentation, et qu'aujourd'hui personne ne serait prêt à payer autant pour une maison qui n'est ni commode ni n'affiche ouvertement son prix. Puis, en dépit de ce qu'elle vient d'expliquer, elle affirme qu'aujourd'hui même deux couples l'ont visitée et que si l'un l'a écartée presque instantanément, il n'est pas du tout improbable que l'autre l'achète.
Elle a constaté si souvent cette dynamique qu'elle en sourit : l'un est fort, l'autre plus faible, l'un insiste, l'autre résiste. À la fin il y a un gagnant, rarement celui qu'on a prévu, presque toujours le plus logique. L'homme avec lequel elle vit lui demande comment est la maison, elle répond qu'elle compte presque trois cents mètres carrés sur deux niveaux, quatre chambres, trois salles de bain, une salle à manger et une bibliothèque, et derrière, un jardin avec une petite piscine. Mais à l'étage les pièces sont si curieusement distribuées qu'on a besoin d'espace où qu'on se trouve. Sans parler de la lumière qui, on ne sait trop pourquoi, paraît inexistante malgré les nombreuses ouvertures vitrées.
Elle s'en rend compte pour la première fois. C'est toujours pareil : elle a l'impression de comprendre les choses quand elle les explique. Elle comprend maintenant que cette maison est accueillante quand on la parcourt, pas quand on s'arrête. Puis, elle repense à l'enfant, à ces yeux aux cils immobiles, à sa sortie de la cuisine lorsqu'il s'est dirigé vers le couloir, exactement comme l'aurait fait quelqu'un qui s'apprête à effectuer un trajet habituel, répété à l'infini, sans répit.
— Je comprends, dit l'homme avec lequel elle vit.
Elle acquiesce, en le regardant, et pense qu'en réalité il n'y avait rien à comprendre, mais il sourit et elle lui sourit en retour.
Elle ne l'aime pas, mais c'est ainsi qu'elle l'aime. L'homme avec lequel elle vit est âgé, peut-être trop. Elle a été attirée par lui quand elle a fait sa connaissance il y a deux ans, le jour où elle lui a fait visiter cette maison où ils ont fini par vivre ensemble. Son corps lui a plu, et aussi que son coeur se soit lassé de tout engagement, et ce mélange de fonctionnaire de l'enseignement et d'esprit sentimental. Quand ils ont commencé à sortir ensemble, la seule chose qu'elle savait de lui était qu'il travaillait comme professeur de biologie à l'université et qu'il avait écrit un livre sur l'imprévisible sujet des champignons. Après la visite de la maison, l'homme l'a invitée à boire un verre et elle a senti qu'ils finiraient par vivre ensemble. Il a parlé de champignons aux noms impossibles à retenir, Crepidotus, Mycena interrupta, Ma ras mius, et il lui a montré sur son téléphone portable des photographies de créatures d'un autre monde, belles et sinistres comme des inflammations cutanées, elle a pensé que tout chez lui se mouvait lentement.
Au début, l'aimer fut presque un réflexe. Pour la première fois de sa vie elle s'est décidée à faire ce qu'elle supposait devoir faire, juste pour vérifier si ensuite elle ressentait ce qu'elle supposait devoir ressentir. Elle était sûre que tôt ou tard elle le quitterait, qu'il souffrirait, et elle aussi peut-être, mais d'une manière conciliante. Elle aimait son érudition et la douleur de son précédent mariage, qui avait laissé en lui une dureté blessée. Elle était intriguée de savoir jusqu'à quel point elle pouvait percer ce noyau dur. Et autre chose : elle n'avait jamais vécu avec personne. Il paraissait la personne idéale pour échouer dans cette tentative.
Puis, contre toute attente, leur vie de couple fut douce, ponctuée de moments d'oisiveté. L'homme avec lequel elle vit, à l'égal des champignons qu'il étudie, a ouvert lentement ses spores qui se sont révélés délicats, et elle s'est adaptée.
Lorsqu'il se met au lit, elle sent son poids s'enfoncer dans le sommier et l'homme éteint la lumière. Dans l'obscurité elle revoit plus nettement l'enfant. L'uniforme n'est pas exactement marron, mais beige, les cheveux pas tout à fait noirs, mais châtains. Il paraît un peu potelé, mais c'est un embonpoint avenant et sans complexe. Sous la frange les yeux sont plus petits que la normale, trop sensibles à la lumière. Il ne montre aucun signe de timidité, plutôt une espèce de curiosité. Et aussi quelque chose de déplacé dans sa façon de la regarder, d'observer son corps sans ciller, c'est un regard cristallin, détaillant tous ses traits. Aujourd'hui j'ai vu un enfant dans la maison, murmure-t-elle. Et ? dit-il après quelques secondes. -Rien. Tu as vu un enfant dans la maison et rien ? Oui. Lorsque l'homme se retourne, elle voit deux puits aqueux avec un léger éclat de perplexité. Une seconde après il éclate de rire. Et elle rit elle aussi. De soulagement. Qu'il soit là. Mais surtout : de n'avoir pas encore parlé.
Dans ce premier roman familial à la forme fragmentaire, Louise Bentkowski confronte des histoires personnelles et collectives à des légendes venues d'ailleurs. La voix de l'autrice s'entrelace à celles de ses ancêtres, aux livres qu'elle a lus, aux récits mythologiques. Elle nous invite à reconsidérer notre vision du monde et les liens qui nous unissent. À travers des digressions sur la famille, la filiation, la mort, et le deuil, son récit se déploie tel un patchwork infini. « Lorsque je parle, je reconnais que ce ne sont pas mes mots qui sortent, tandis que d'autres s'expriment et que c'est dans les leurs que je reconnais les miens échappés. » Cette exploration poétique intergénérationnelle sur les origines nous incite à repenser nos propres racines en abordant l'avenir avec un regard renouvelé.
Constellucination, Louise Bentkowski, Verdier, 2024.
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CHANT VII
Mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant est dans le compost, avec ma mère et toutes les autres histoires de parenté, ça fermente. La chair en décomposition humide côtoie celle qui est déjà sèche et craquante, elles se collent entre elles par la bave de l'escargot, de la limace et de toutes celles et ceux qui bavent pour avancer dans le monde. Les bouts de peau qui ne se recollent pas, les coins et les zones qui ne sont pas facilement accessibles, la fourmi les attrape et les déplace plus loin, pour en faire profiter ses copines. Sous les bras de ma mère et de mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant, de la roquette émerge en touffes victorieuses, vert foncé, bien piquante en bouche, pas de celle de supermarché. Je dirais, de la roquette de dessous-de-bras pas épilés. Louves poilues qui piquent la vivifiante chlorophylle. Hyènes poilues panique pourpre, puissantes. Cette roquette, il faut la manger sans attendre, ne pas la cuire ou la couper trop finement. Pas question de pot de confiture ou de sac de congélation pour la prochaine saison, si on attend, c'est déjà trop tard.
J'ai pensé, roquette c'est le nom d'une arme. Il y a du sang sur ma page, oui, mais aussi un peu de terre, de l'urine, des pleurs et une aiguille coincée dedans.
Est-ce que sur le terreau pourri par la guerre et la mort, il peut pousser quelque chose de différent ? Et qu'est-ce qui pousse sur la radioactivité et les métaux lourds ? Si j'écris, des mots alors poussent, des mots qui sont à la fois les miens et pas du tout les miens.
Les mots halluciner et constellation.
Je voudrais élargir ma parenté depuis mes propres histoires, les relier à des mondes aussi lointains que possible, fouiller le passé et l'histoire de cette fiction de famille, chercher loin de moi, dans d'autres cultures, d'autres mythes et coudre ensemble tout cela. Coudre c'est-à-dire assembler par des points faits avec un fil, passé dans le chas d'une aiguille. J'appellerais ça une constellucination et si on me le demandait, j'expliquerais que c'est un grand patchwork multicolore qui flotte, juste à la surface de l'eau.
J'ai pensé, ma page est un arbre.
Avez-vous déjà vu un arbre qui a mangé un panneau ? Les arbres dans la forêt ils mangent des panneaux, surtout les panneaux « propriété privée », et les panneaux rouges « chasse gardée ».
Vous n'êtes pas obligé de me croire, souvent j'invente.
Est-ce qu'il faut savoir qui parle pour écrire, pour lire ?
Est-ce qu'il faut savoir qui parle ?
Qui es-tu ?
Qui le sait ?
On aurait qu'à dire que je suis une vallée.
Juste au creux de la montagne, en dessous du glacier dont j'héberge les eaux à la saison de la fonte
c'est le printemps, on entend que ça crisse, ça perce de partout, ça piaille à tue-tête, ça mange et ça rejette plein de morts et de vies
il y a l'oeuf écrasé au bas du nid et un jeune coucou sur une branche qui le surveille
cette vallée c'est un creux entre deux reliefs dans lequel se tient le lit d'une rivière
il y a, à la surface de l'eau, près de la berge, des cousins en pagaille qui survolent éternellement le flux gelé
parmi eux, une libellule magistrale et la couleuvre gluante qui s'approche du rivage
pour boire, elle tend son cou immense, comme une vieillarde de l'ehpad à qui on donne la becquée blanche
les yeux fermés, je peux l'entendre déglutir
dans ce creux, on vient pour s'abriter, pour se cacher du temps et de la guerre, on y prononce des paroles inconnues
des mots qui viennent, lorsqu'à l'ombre du calcaire strié d'ocre, on touche du bout des doigts la terre
le dedans froid de la glaise retient l'épiderme à elle, comme un baiser
une langue inventée ou un chant peut-être
le cri du vent
Lorsque je parle, je reconnais que ce ne sont pas mes mots qui sortent, tandis que d'autres s'expriment et que c'est dans les leurs que je reconnais les miens échappés. Les miens de mots, incapables qu'ils sont de sortir de moi, préfèrent se nicher dans d'autres bouches qui elles aussi sentent que leurs mots sont ailleurs, échappés par d'autres cavités.
Ainsi nos mots voyagent hors de nous, ils sont des tentacules invisibles qui nous relient au monde extérieur.
On m'a raconté que les Aymaras voient le passé devant eux et que dans leur dos s'étend le futur. Ils vivent à cheval entre la Bolivie, le Chili et le Pérou, sur les hauts plateaux des Andes. Ils appellent le futur qhipa pacha/timpu, ce qui signifie « arrière-temps », et le passé nayra pacha/timpu, dont le sens est « avant temps ». Lorsqu'ils se rappellent le passé, ils font signe de la main en avant d'eux. Le futur est inconnu, il se trouve donc dans leurs dos, là où ils ne peuvent voir.
Une phrase est un cairn.
C'est-à-dire un amas de cailloux qui signale un chemin ou bien une sépulture.
À partir de cet endroit du langage, il n'y a plus de nations plus de familles. Nous nous dépassons nous-mêmes de par l'Univers, relié à chaque caillou de ce reste de glacier. Ces cailloux, souvenirs de l'histoire stellaire de la Terre, ce sont nos mots. Le vent vient nous rappeler le mouvement perpétuel de l'astre terrestre dans l'Univers. Ce qui semble immobile pourtant bouge sans cesse.
Une constellation est un ensemble d'étoiles dont les projections sur la voûte céleste sont suffisamment proches pour qu'une civilisation les relie par des lignes imaginaires, traçant ainsi une figure.
Je relis « figure » et j'entends « visage ».
Mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant vit dans mon dos, là où je ne peux pas voir, un arrière-monde qu'on appelle « le futur ». Je l'imagine qui embrasse le passé, de plus loin que le présent, des bras immenses, des yeux écartés et des pieds à dix heures dix. Iel me voit, je lui offre mon dos, impossible de me retourner, je ne peux qu'entendre sa voix. Parfois, ces mots que j'écris et qui ne sont pas les miens, il me semble que ce pourrait être ceux qu'iel me souffle.
CHANT VIII
Le poirier en face de chez ma tante a poussé dans une terre qui a conservé des traces de vies préhistoriques. Pour voir ces traces, il faut se rendre sous terre, dans des grottes froides et humides. Je les ai toutes visitées, ma grotte préférée est celle dont l'accès se fait par un petit train dans lequel on est invité à s'asseoir, deux à deux par compartiment. La forme rudimentaire de ces assises rappelle étrangement des chariots miniers. Loin d'être une attraction pour les gosses, le petit train, en nous évitant tout effort, limite la quantité d'air brassé par un éventuel essoufflement dû à la marche et ainsi épargne les peintures rupestres d'une dégradation accélérée. Le guide l'explique une fois que les visiteurs et visiteuses sont bien assis dans leur wagon, ensuite nous avançons vers les profondeurs, éclairées par son unique torche. En plein voyage vers le centre de la Terre arrive le moment où, sans prévenir, le guide éteint sa lampe d'un coup. Sous prétexte que certaines peintures sont déjà si abîmées qu'il faut les préserver même de la lumière, il nous fait le coup du train fantôme. L'espace autour est désormais noir et froid, dans le silence total, les bisons, les chevaux et les cerfs profitent de l'obscurité pour sortir de leurs dimensions plates. Ils quittent les parois de la grotte, ils viennent nous regarder depuis le bord des rails comme on regarde par-dessus une clôture dans un mélange de curiosité et de méfiance. Une odeur ancienne plane dans la cavité, leurs souffles chauds s'approchent timidement, vers eux je tends le doigt, puis la main entière déployée mon poignet entraîne mon avant-bras en dehors du chariot, jusqu'à ce que la lumière soit rallumée. Flash. Évanouies par la luminosité de la torche, les ombres des ancêtres déjà sont rentrées dans leur temps.
On raconte chez les Inuits que, dans les temps primordiaux, la terre était plongée dans l'obscurité, les seuls animaux qu'ils pouvaient chasser étaient la perdrix des neiges et le lièvre arctique. On raconte que pour les chasser, ils devaient humecter de leur salive leur index et le pointer en l'air, ce qui le rendait lumineux et permettait de voir l'animal chassé, une lampe de doigt à bave en quelque sorte. Dans ces temps, les gens n'avaient pas de vêtement comme maintenant ; ils devaient utiliser des peaux d'oiseaux pour se couvrir et ils avaient froid. J'ai repensé au personnage mythique de mon enfance, E.T., qui lui aussi avait un doigt lumineux. J'ai lu qu'il avait débarqué sur terre en pleine nuit dans une forêt des environs de Los Angeles. Avec ses compagnons botanistes ils avaient été envoyés en mission d'exploration, pour recueillir des plantes sur la planète bleue. Mais à leur arrivée, effrayés par les agents du gouvernement qui les attendaient au sol à grand renfort de gyrophares et de sirènes, ses camarades étaient repartis en catastrophe, oubliant de faire l'appel. C'est là qu'ils auraient laissé le pauvre E.T. tout seul sur cette planète inconnue. J'ai réalisé que E.T. ça voulait simplement dire extraterrestre et je me suis dit qu'encore une fois on ne s'était pas foulé pour lui donner un nom.
Il dit « téléphone maison » et pointe le bout de son doigt brillant vers le ciel étoilé.
À l'autre bout du fil, dans leur navette spatiale, l'équipe de botanistes siffle en choeur pour rappeler l'âme de leur ami.
L'enfant qui est à côté de lui sur Terre lui prend la main en guise de réconfort tandis que l'extraterrestre orphelin pointe toujours son doigt vers le ciel. Dans la nuit, la lune éclaire en retour leurs visages.
Dans les années 2000, les mines c'était du passé, on se chauffait partout avec des convecteurs électriques. La France était déjà la championne du nucléaire, c'était l'explosion de la « bulle Internet » avec 368 540 000 ordinateurs connectés. En même pas un siècle on était passé de la relation épistolaire à la rencontre Minitel puis très vite au tchat de rencontre. Pourtant l'exploitation des mines a laissé des traces, des chômeurs, des maladies des bronches, une architecture, des ruines industrielles et des terrils. Je lis que les terrils ce sont des collines artificielles construites par accumulation des roches non exploitées que l'on nomme les « stériles ». Donc le terril c'est un tas de stériles qui forme une colline voire une montagne, c'est ce qui se trouvait sous terre et qui entassé sur terre va former un relief. Au fil du temps, ils ont été colonisés par toutes sortes de plantes et d'animaux, quelque-fois étrangers à la région. Cette diversité viendrait en partie du fait qu'ils n'ont pas reçu d'engrais, ni de pesticides, et qu'ils n'ont jamais été cultivés, mais aussi de l'héritage de l'exploitation minière. On raconte que c'est grâce aux trognons de pommes ou de poires que les mineurs jetaient dans les wagonnets de charbon que les terrils abritent aujourd'hui une centaine de variétés plus ou moins oubliées d'arbres fruitiers. Il y a aussi prolifération de l'oseille à feuilles en écusson, dont les semences ont été apportées par les rails des chariots à charbon. On y trouve des communautés pionnières de bactéries, de champignons et de lichens, de plantes et d'animaux. Espèces parfois exotiques ou extrêmophiles en raison d'une température anormalement élevée pour la zone géographique ou en raison de phénomènes d'acidification ou de teneurs élevées en produits toxiques ou radioactifs.
On m'a dit que mon arrière-grand-père était revenu en France après la guerre, qu'il avait quitté la Pologne pour venir travailler dans les mines de charbon du bassin du Rhône. Là-bas ils étaient une communauté d'immigrés polonais vivant dans les mêmes baraques. On m'a dit que mon arrière-grand-mère, elle, était restée en Pologne alors que la plupart de ses soeurs avaient émigré. L'une d'entre elles était partie en France pour suivre son mari dans les mines de charbon. On m'a dit que mon arrière-grand-père avait commencé à écrire à mon arrière-grand-mère par l'intermédiaire de sa soeur sans l'avoir jamais rencontrée. On m'a dit qu'ils s'étaient écrit ainsi durant une année et puis qu'un beau jour, elle avait débarqué à la mine. Elle avait quitté l'endroit où elle était née pour rejoindre un homme qu'elle n'avait jamais rencontré que par des mots, une gueule noire qui portait le nom d'une vallée et qui avait dû lui promettre une vie meilleure à se nourrir des entrailles de la terre.
Frédéric Boyer revient sur le décès d'une enfant de huit ans, en août 2009 dans la Sarthe, à la suite de sévices infligés par ses deux parents. « Les enfants découvrent que les histoires les plus terribles sont en réalité celles qu'on leur fait vivre. » L'auteur s'adresse à l'autre qui est lui, afin de mettre à distance la violence inouïe, l'horreur inexplicable de cette histoire. « Comment accorder une place, et laquelle, à ce que nous ne voulons pas croire et qui pourtant arrive. » Ce qui transforme un tel événement en histoire, sans accepter ni même comprendre le mal inimaginable fait à l'autre, il faut selon l'auteur le porter en nous, le dire nôtre, impossiblement nôtre. « Une façon de dire que nous l'avons reconnu, que nous y croyons et que nous n'oublierons pas. »
Si petite, Frédéric Boyer, Gallimard, 2024.
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Dans le sud-est du bourg d'Écommoy, une allée bordée d'arbres mène de la grande place au champ de courses, et derrière lui au château de Fontenailles. Silhouette massive dont il ne subsiste que l'aile gauche. Pour être sûr, j'ai dit la Sarthe, on connaît un peu pourtant. Tu as dit oui, vaguement. C'était une étape sur la route qui m'a mené des années durant jusqu'en Bretagne, sur les grèves du Finistère. J'ai répondu faut croire alors qu'on ne connaît jamais vraiment les lieux que nous fréquentons en menant nos courses et nos trajets. Ce qui s'y passe quand nous les traversons. J'ai bien essayé, toutes ces dernières années, d'en parler aux uns et aux autres, mais je n'y suis pas parvenu. Je me disais à moi-même, je ne peux pas croire ce que tu racontes. J'ai pensé c'est bien la raison pour laquelle je cherche à le raconter à toi qui es moi. Avant de pouvoir le raconter à d'autres que moi. On ne peut y croire tout en sachant pourtant que c'est arrivé là-bas. Quelque part dans la Sarthe. Que les arbres de l'allée de Fontenailles en ont été les témoins désolés et muets. Et que le désir embarrassant de parvenir à le raconter nous saisit lentement, longuement, sans que nous ne puissions jamais, des années durant, en faire le moindre récit valable. Pour qui d'ailleurs ? Dans l'espoir vain de pouvoir le partager comme pour s'en débarrasser enfin. Mais quoi du pire pouvons-nous partager entre nous ?
J'aurais aimé me penser comme celui que le mal n'atteignait pas. Tu m'as dit le mal est ; c'est ce qui est là. Et il est ce qu'il est parce que nous sommes. Chacun d'entre nous et collectivement. C'est déjà beaucoup d'admettre que sans nous le mal ne serait pas. Qu'il ne serait pas là. Il n'y a pas d'autre mal que là où nous sommes ; pas d'autre mal que celui que nous faisons aux autres et à nous-même, ou que nous laissons faire. Je n'en suis toujours pas certain. Est-ce que le mal n'est pas une force qui nous préexiste ? Qui viendrait d'où ? me demandes-tu. Ou n'est-ce que l'encombrant bagage que l'humanité trim-balle avec elle depuis ses commencements obscurs. Depuis qu'elle est là. Chacun d'entre nous, tout au fond de lui, en porterait sa part. Je me suis repris. J'ai pensé que je voulais parler du mal absolu, que la vieille théologie appelait en latin le mal simpliciter, c'est-à-dire le mal simplement, le mal franchement, et qu'il est impossible de nier ou de refuser. Qui est tel « à quelque point de la vie où on se place », explique saint Thomas d'Aquin. Aucune perspective, aucun point de vue particulier ne saurait nous détourner de cette vérité du mal, et nous aurions beau faire, nous retrouverions inlassablement la présence du mal depuis le moindre petit point de vue humain, banal et pauvre, sur les choses. La simplicité du mal devient autant son évidence qu'un vide où se perdre. Comme s'il pouvait avoir la même qualité qu'une roche cristalline, la limpidité d'une source fade et glacée. C'est, par exemple, l'évidence de la violence infligée au plus faible, au plus innocent et vulnérable d'entre nous. Sachant pourtant que cette évidence est immédiatement obscurcie par l'impuissance de la raison à comprendre que d'autres semblables à nous aient pu commettre de tels actes sans apparemment en reconnaître l'évidence. Ou est-ce l'évidence au contraire, celle de faire mal, et parfois d'en jouir, que certains traversent comme un miroir ? Et qu'ils passent ainsi de l'autre côté sans perdre cette semblance à nous, cette même apparence commune, fraternelle, qui a soudain la profondeur d'un vertige.
Je disais, à toi qui es moi, avec orgueil et soulagement je n'y participerais pas, jamais, jamais. Sans comprendre que nous participons au mal de différentes et parfois d'invisibles façons. Et parfois même (et surtout ?) en ne faisant rien, en ne bougeant pas, en refusant d'accepter ou d'entériner la franchise terrifiante de l'acte. Et aussi en n'y pensant pas, jamais. Par oubli et par omission. Par peur. Par ignorance aussi. Je me suis dit ça se joue parfois à des détails si minuscules. Je me demandais à partir de quand ou de quoi devient-on complice. Et si être complice était aussi grave que de commettre l'acte lui-même, sur une échelle de jugement que je ne pouvais établir. Sans doute avais-je besoin de me rassurer quant à ma proximité avec le mal. Mais toi en moi, tu savais bien que ça ne marchait pas comme ça.
On remit le trophée au vainqueur alors qu'éclatait la sombre fanfare estivale de l'orage et de la pluie attendus. La foule s'est agitée pour se mettre soudain à l'abri, rappelle-toi, dans un désordre burlesque et presque rassurant. Avec des mains sur la tête qui ne protégeaient de rien, et des accélérations bizarres sur le gazon de silhouettes au bord du ridicule, en quête d'un abri qui n'existait pas. La foule était encore troublée, j'imagine. Elle avait vaguement étouffé un cri mais sans quitter des yeux les chevaux de tête. Une course, c'est fragile. Quelques minutes à peine qui deviennent le sujet de toutes les préoccupations, de toute l'attention et de toute l'inquiétude des spectateurs et des parieurs que nous sommes. Il y en a toujours un pour se dire, dans la foule excitée, et le temps si bref de la course, qu'il repartirait bien de zéro si jamais il gagnait. Oh si jamais ! Il reconstruirait tout, y compris les misérables châteaux de ses rêves. Et en quelques secondes échafauder toute une vie nouvelle que l'on sait pourtant impossible, s'efforçant de ne rien trahir de son émotion, et se sentir capable de soulever des tonnes de malheurs pour s'en débarrasser. Avec ce besoin épuisant de se fixer des buts, de poursuivre des envies comme celle de renverser la table, de changer brutalement de cap.
Conclusion sur le paddock ce 6 août 2009 en toute fin d'après-midi avant le verre officiel et la pluie d'été : hémorragie interne due au surmenage et au stress de l'animal vicieux, selon le vocabulaire hippique. Le jockey un peu sonné était sain et sauf. Le rapport gagnant ce jour-là a donné dans l'ordre 1 149 euros. Personne n'eut le coeur de rappeler la cote du cheval mort.
Une jeune femme attendait pour servir à boire que les discussions et la pluie d'orage s'achèvent. Elle avait seule dressé les tables pliantes sur la pelouse et installé les bouteilles. Et elle vit le soleil contrarié dans le ciel menaçant jeter comme sur une proie ses derniers rayons sur la transparence inanimée des verres. Faire de minuscules incisions de lumière, douloureuses, sur la matière inerte, et que cette jeune femme a cru éprouver dans sa chair. Mais elle s'aperçut aussi que les verres vides tremblaient alors imperceptiblement sur les tables dressées pour l'occasion. Elle a soupiré et s'est dit qu'elle serait probable-ment en retard pour le repas de la petite. Elle la trouvait capricieuse, se plaignait-elle, beaucoup plus que ses frères et soeurs. Elle répétait, la petite a toujours faim. Toujours à réclamer. C'est un gouffre. « Je n'y arrive pas avec elle », disait-elle encore aux autres qui ne voyaient pas souvent la petite avec ses frères et soeurs et qui demandaient alors de ses nouvelles avec un vague pressentiment. Je n'y arrive pas avec elle. Et en écrivant aujourd'hui cette phrase, je comprends seulement que, par cette expression, « y arriver », la mère ne faisait que désigner une course perdue d'avance. La sienne, chaotique, et dans laquelle elle entraînait désespérément la petite.
Cette femme, qu'on a décrite dans les journaux comme jeune, et qu'on a affublée commodément d'une vie simple et sans histoires, vivait en couple avec cinq enfants, les deux enfants de son nouveau compagnon, et trois nouveaux enfants qu'ils avaient eus ensemble, dont la petite. Cette femme, peut-être d'une trentaine d'années, je ne l'ai jamais vue ni croisée. Mais toute l'histoire, je la tiens d'elle. Non qu'elle m'ait raconté ou confié quoi que ce soit. J'ai pensé à elle immédiatement, je veux dire qu'elle n'a plus quitté mon esprit pendant des années une fois que j'ai découvert son histoire et celle de la petite, dans les journaux toujours, à l'automne 2009. Et depuis je tente souvent de me la raconter. En vain.
À chaque instant encore aujourd'hui il me semble être sous la menace de leur histoire, de cette mère et la petite.
Je t'ai demandé pourquoi je tenais tant à revenir là-dessus aujourd'hui. Depuis j'ai lu avec le même effroi tant d'autres histoires similaires. Mais tout se passait comme si cette histoire-là, de la petite, m'avait été adressée personnellement. Est-ce qu'il y avait un sens à tout cela ? Pour l'oublier définitivement ? Et en moi, j'ai compris que tu me disais non, je ne crois pas. Pour le raconter, alors ? J'ai répondu que je ne savais pas, mais que je devais vouloir que l'on comprenne que tout est possible. Même ça ? ai-je demandé. Non, je ne savais pas vraiment. Ou je ne voulais pas le savoir.
J'ai longtemps lu la Bible tous les jours (ne souriez pas), non pas tellement pour prier ou méditer, mais comme si je cherchais quelque chose, un détail, une signification perdue qui me serait, d'une façon ou d'une autre, adressée et que j'aurais à sauver de l'oubli ou de l'incompréhension. Je retraduis de brefs passages dans cet espoir-là. Tout est possible mais tout ne s'accorde pas. Tout est possible mais tout n'édifie pas. Cette phrase de saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens, que je traduis ici littéralement, et qui m'était revenue dans ces jours-là, signifie que le possible, tout ce que l'on peut imaginer commettre et entreprendre dans une existence, ne fait pas nécessairement un monde debout et cohérent, un monde protecteur où se réfugier et habiter ensemble. Ne fait pas forcément une vie accordée aux autres.
La pluie s'est abattue quand la jeune femme a pensé, comme chaque jour et que le soir tombait, qu'elle aurait pu mériter une autre vie que cette vie de famille recomposée, famille qu'elle devait entretenir de petits boulots payés au noir, de la main à la main. Mais au premier verre de bière qu'elle servit à un parieur malheureux, qui râlait, elle n'était déjà plus certaine qu'une autre vie pour elle existât quelque part. D'un léger coup de tête, elle a relevé une mèche humide de cheveux blonds qui lui cachait les yeux. Le soleil avait disparu. Rappelant à tous que le divorce est consommé depuis que le premier mot sur terre fut prononcé pour appeler une chose qui n'existait pas encore : Lumière.
Plus loin, les enfants jouaient sous la pluie finissante aux abords de l'hippodrome à présent désert, pour retarder le moment où ils ne pourraient plus éviter de rentrer chez eux. À l'endroit où les hommes avaient parié et tué. Les enfants jouent entre eux à mourir pour ne pas rentrer le soir chez eux. Les hommes jouent pour tuer et rester fidèles à la même raison devenue incompréhensible ou mystérieuse après tant d'années. Et pour finir, comme des salauds repentis, ou des enfants perdus, nous émietterons du pain au bord d'une tombe où viendront se rassasier après nous des moineaux affamés et rieurs.
Ce jour-là, tout le monde a mis un temps fou à rentrer chez lui, après les courses, et après l'orage. La jeune femme devait tout ranger et nettoyer avant de partir. Les derniers habitués commentaient toujours le même événement : la mort du cheval dans la cinquième course. Certains se lamentaient encore d'avoir misé sur un cheval, qu'ils avaient joué placé, mais qui malheureusement était tombé. Ou s'étonnaient que la course n'ait pas été annulée après un tel accident sur la piste. Ils l'ont mise où, la pauvre bête ? a fini par demander une autre voix dans l'obscurité. La jeune femme a frissonné parce qu'à cette question personne n'avait voulu répondre quoi que ce soit, ni expliquer, excuser, ou défendre.
Pour faire le portrait de son père qui porte le nom d'une île en Louisiane sur le point de disparaître, Hélène Gaudy utilise les mêmes outils que dans son précédent roman, Un monde sans rivage, « l'observation, la déduction, les mots et les images, une enquête de proximité pour mieux le découvrir, le rencontrer. » Un récit sensible et mélancolique sur cet homme secret, qui lui confie ses écrits, lui ouvre la porte de son atelier aux allures de cabinet de curiosités. Un rituel pour que « les images de sa vie, les mille morceaux qui en font le bonhomme qu'il a toujours été, lui soient quelque part rendus. » Plus qu'un hommage de son vivant, c'est une déclaration d'amour aux proches parfois si lointains. Un livre sur le rapport à la famille, à la mémoire, aux lieux et au temps.
Archipels, Hélène Gaudy, Éditions de l'Olivier, 2024.
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L'atelier est le creuset qui manque à ma mémoire. Moi aussi, je tente de garder, d'archiver, mais quand il s'agit de lui, je ne cesse d'échouer. Depuis quelques jours, par exemple, une question m'obsède : Comment m'appelle-t-il ?
Ma chérie, ma fille, ma grande ?
Trop convenu, pas dans son vocabulaire.
Quand j'étais enfant, il avait un faible pour les surnoms qui me mettaient mal à l'aise. Il les répétait, exprès, et plus je m'agaçais, plus il me cherchait. Mais maintenant, comment m'appelle-t-il ?
Impossible de me rappeler. Nous nous parlons souvent pourtant mais j'ai peu de mémoire vive, on dirait. Un ressac perma-nent ne cesse de l'effacer.
Je devrais faire comme lui, une collection de gestes, d'intonations et de tics de langage, pour contrer mon amnésie sélective. J'y mettrais ses vieux pantalons en velours côtelé et les jeans qu'il porte depuis quelques années, ses vêtements qui rajeunissent à mesure qu'il vieillit, les chemises que ma mère choisit pour lui, la poche d'où dépasse le mouchoir sale, à carreaux lui aussi, son torse qui se bombe quand on lui dit, Quelle belle chemise, sa façon de faire du théâtre, un peu, tout le temps, et puis de tout laisser retomber, comme un acteur qui se rassied après la scène, épuisé, sa façon de positiver ce qui risque d'être tragique et de s'agacer des choses inoffensives, ses vitupérations rituelles qui se tarissent avec le temps, il en avait tant, avant, les répondeurs téléphoniques, la variété française, et plus particulièrement Véronique Sanson, qu'il poursuivait d'une haine aussi féroce qu'inexpliquée, l'inutilité des disputes et le chagrin des objets qu'on perd, les rendez-vous chez le médecin, les papiers à remplir et la crainte de mal faire, assez vite, pas assez rôt, l'obsession d'être en avance, impossible de prendre mes parents de vitesse, quelle que soit l'heure du rendez-vous, quelle que soit notre fierté d'arriver avant eux, nous ne manquons jamais de les trouver là, assis l'un près de l'autre, à nous attendre, dans un lieu d'où ils semblent n'avoir jamais bougé.
Son côté affable, bon joueur, jamais rancunier, ce délicat équilibre entre la curiosité et la mélancolie, sa façon de se dévaloriser pour mettre les autres en valeur — Ah non je pourrais pas, moi, je saurais pas faire ! —, sa bienveillance forcenée lorsqu'on critique l'un de ses amis, son timbre de voix amène et doux, cette voix qui exagère, qui traîne un peu, qui cherche ses mots, et que je note, au téléphone, sans rien lui dire, pour n'en rien perdre C'est gentil, oui, on peut dire que ça va, je suis même étonné, on est passés à la poste, faire une petite photocopie, puis on est revenus, on est allés voir le jardin, tu sais, ils l'ont complètement refait, on est allés faire les courses au Monoprix, j'ai pas eu besoin de m'arrêter du tout, alors on est contents quand même. embrasse fort, Oui, bon voyage.
Je lis d'autres livres, sur d'autres pères, je les vois apparaitre, j'entends leurs voix, mais quand je me relis, je ne I'entends ras. Même dans ses propres mots, je ne le vois pas, les mailles de mon filet sont trop larges, elles ne gardent que les objets, les poèmes, les voyages, mais lui ?
Comment m'appelle-t-il ?
Il faudrait que je lui téléphone à nouveau' pour savoir, pour l'écrire.
J'aime et redoute ce moment où récriture ne consiste plus à raconter, mais à agir.
Il va falloir se donner un peu de temps. Laisser reposer les phrases pour que certains mots se détachent d'eux-mêmes.
Lui faire lire les mots écrits et, quand il les lira, voir s'ils changent de couleur au contact de sa mémoire.
Recueillir ceux que, peut-être, il finira par dire.
Recommencer.
Tout passer au tamis de nos attentes.
Voir ce qui reste au fond, s'il reste quelque chose.
Le faire émerger à l'aide de ces petites brosses qu'utilisent les archéologues, pour ne pas l'abîmer.
Bribes saisies sur les murs de l'atelier
Rêve générale
Un train peut en cacher un autre
Marlboro
Le Feu sacré Léger
La Lumière dans la nuit
Look alive, Remember you can be replaced by a machine
Diplôme de vaillance
Accueil figurants
Non merci
Rien a voir
Le bonjour du passant qui a passé l'hiver.
J'ai tenté ma chance. Dommage !
Vendredi 18h.
Je vais voir la mer, je reviens.
Je pense aux capsules temporelles, censées garder la traces de nos vies, à ces objets qu'on enterre pour dire, à ceux qui viendront, quelque chose de ce que nous avons été.
En 1936, à l'université Oglethorpe à Atlanta, l'une de capsules a pris la forme d'une pièce entière nommée la « crypte de la civilisation ». Protégée par une porte d'acier, elle devra rester close jusqu'en l'an 8113. Alors, seulement, on découvrira ce qui y a été déposé : des enregistrements de chants d'oiseaux et de voix, dont celles d'Hitler et de Mussolini, des exemplaires du Coran et de la Bible, une canette de bière, un paquet de cigarettes, quelques jouets.
Que pourront en saisir les Terriens de 8113, s'ils existent encore ?
Comment différencier les chants des oiseaux des voix des dictateurs si les uns comme les autres ont disparu ou changé de langage ?
Comment rattacher, encore, une voix à un visage, une ciarette à une bouche, à la fumée, à la brûlure ?
Si tout le réseau de signes qui nous lie aux objets s'est perdu avant eux, ils resteront là, bêtement matériels, vestiges illisibles soudain réduits a leur forme, leur couleur, leur toucher. .és de toute attente, de tout souvenir. Des blocs de scnsations brutes, des formes, des désirs.
L'atelier de mon père est une capsule temporelle avant même que le temps soit passé.
À l'intérieur, je suis une Terrienne de 8113.
Des grands yeux de mon fils passant le seuil de l'atelier, je possède une photographie. Il est comme enserré par les murs si proches les uns des autres, murs de livres, murs d'affiches, murs d'objets. Il regarde en l'air, vers l'armée des fétiches africains. Il a un peu peur. Il est émerveillé.
Tu n'aimerais pas dormir ici, hein, dit ma mère.
Non, il n'aimerait pas. Pourtant, il est bien, là.
Il dit : J'ai vraiment l'impression qu'il y a un truc magique ici. J'ai l'impression qu'en touchant ça, je pourrais remonter le temps.
Et puis : Maman, viens voir, il y a un bonhomme qui montre son cul creux !
Brandissant un fétiche au postérieur évidé, il éclate de rire. Lui seul ose prélever des objets dans le fragile agencement des piles. Lui seul voit encore en ce lieu ce qu'il a été pour son grand-père : un terrain de jeu.
Mon père le regarde, un peu fier, un peu inquiet. Des plis que je connais bien se creusent en haut de son nez. Mon enfant devient un éléphant dans un magasin de porcelaine, dont chaque geste est une joie et un danger. Il se fraye un chemin, rapide, trop rapide, effleurant les tours savantes, les chapiteaux de papiers. Il passe, un souffle : miracle, rien n'est tombé.
Moi aussi, j'ai été l'éléphant dans le magasin de porcelaine de mon père, et maintenant je tremble à mon tour de peur qu'un objet se brise, que la colonne d'enclumettes, lourdes et pointues comme un buisson de dagues, tombe sur le corps de mon fils, et je me demande si je n'ai pas fini, avec les années, par construire mon propre magasin de porcelaine, dans lequel ce petit éléphant se promène encore librement.
Près d'un bol contenant des dizaines de cadrans de montres, nous entendons un tic-tac. Quand nous prenons le cadran survivant dans nos mains, celle de mon fils petite, la mienne à peine plus grande, il retourne au silence. On le secoue, on le tripote, rien à faire. Ce n'est qu'une fois reposé parmi ses semblables qu'il se fait de nouveau entendre. Il faut le rendre à la compagnie des autres pour qu'il reprenne son léger bruit de temps qui passe.
Les objets se répondent, fonctionnent ensemble. Nous les dérangeons un instant, puis ils retournent à leur propre rythme. À leur vie mystérieuse.
Peu avant notre départ, mon fils s'écrie : Ça, c'est mon héritage ! il tient dans ses mains une graine qu'il veut emporter avec lui. Polie, ancienne, sans doute n'est-elle plus capable de donner naissance à aucun arbre, à aucune plante, mais quand nlème, c'est une graine, et au cœur de certaines graines, la vie peut rester très longtemps dormante.
Au milieu de tous ces objets, il a choisi comme héritage la seule chose encore vivante.
Un jour, mon pére m'a avoué qu'il y avait un crâne à l'atelier. Il a écarté un petit tableau comme on dévoile un passage secret le crâne était posé là, bien caché, jauni par le temps, souriant comme sourient les morts tout près d'un livre intitulé La Mort, 366 fois sans remords.
Un vieux, vieux crâne, trouvé par terre, dans un cimetière à l'abandon, il n'en était pas très fier, c'était interdit, il le savait, comme il était, peut-être, un peu mal à l'aise à l'idée de détenir des objets que d'autres avant lui avaient dérobés aux peuples qui les avaient créés. Mais voyant le crâne sur le sol, mon père n'avait pu se résoudre à le laisser. La tentation était trop grande : il l'avait gardé.
En écartant le tableau pour dévoiler le crâne, il m'enjoint de lui faire une place. Il lui creuse une tombe, quelque part, dans ces lignes, et je l'ouvre, cette tombe, et j'y dépose le crâne, doucement, entre deux phrases, et s'il me le montre, et si je prends le soin de lui creuser cette place, c'est aussi parce que nous savons tous les deux qu'un jour, je devrai m'en débarrasser.
Dans l'atelier, je ne suis pas un simple témoin. C'est à moi qu'il reviendra d'arracher les objets à leur écosystème, de briser les liens qu'il a créés entre eux, de vider les lieux.
Peut-être écrit-on un peu parce qu'on détruit beaucoup, accumule-t-on surtout parce qu'on oublie trop vite, parce qu'on néglige tant de choses.
Parce qu'il faut bien trouver un lieu pour ce qui n'en a plus.
Et le tableau reprend sa place.
Et le crâne disparaît.
Selon une légende de la tribu des Chitimachas, dont certains membres vivent encore sur l'Isle de Jean-Charles, le bayou Téche qui s'est formé dans l'ancien lit du Mississippi, est l'empreinte du corps d'un serpent géant abattu à coups de flèches.
Il s'est affaissé, lentement, vers la terre, mais il vibrait encore, il était pris de soubresauts, et les mouvements de son agonie ont imprimé sur le sol la trace de son corps, tout en creusant son lit de mort.
L'eau fait son lit dans l'empreinte de ce qui a disparu, se coule dans le sillage des serpents qui meurent comme on se glisse dans le creux laissé par ceux qui nous précèdent.
Quand cette place est mouvante, difficile à saisir, ce qui nous accueille, c'est une maison bancale, un vêtement trop grand. On ne sait pas où se mettre, comment l'habiter, à quoi succéder.
Je n'ai pas de souvenirs d'enfance.
Je repense à cette phrase, sa phrase, qui contient à elle seule tous les blancs de sa vie qui ont fui sur la mienne, me donnant l'impression qu'il est venu sur terre avec son corps d'homme mûr, qu'il est né comme ça, avec sa barbe, son bon petit ventre, ses yeux rieurs traversés d'inquiétude, son corps si habité par l'enfance qu'on dirait qu'elle n'a jamais su prendre en lui aucune autre forme — n'y a rien eu, avant.
Il m'apparaît soudain évident qu'il a passé sa vie à amasser des signes en espérant qu'un jour, quelqu'un cherche à les lire, et que ce jour est arrivé.
Tout était là, entre quetre quatre murs, depuis des années.
Tout ce qu'il ne m'a jamais dit, tout ce que lui-même a oublié.
Dans l'indifférence générale, il a peaufiné son édifice, composé ses messagezs codés. Tout a poussé dans l'ombre, à l'abri des regards.
Peut-être, pour dresser son portrait, faut-il renoncer à fissurer sa carapace pour explorer ses aspérités. Le lire en braille, en décalé. Dresser un portrait du dehors, des marges, de l'ombre. Préférer aux grands mouvements de la vie les scories qu'il deposent — la coquille avant le cœur, l'archipel dessine sur la terre où on l'a brisée.
S'il en a perdu le souvenir, peut-être les objets portent-ils l'écho de ses vies invisibles. Ils se tiennent encore dans l'ombre de mon père mais leur simple existence suggère le basculement, le moment où ils gagneront, leur présence qui s'étend.
Tous ces fétiches en rang, ces babioles, ces ficelles, toutes ces couches comme une mue, une peau, j'essaie de les prendre de vitesse, de les écouter tant qu'il est là pour traduire.
Je marche sur les traces de mon père comme un pisteur dans la neige. Des traces neuves, encore vives, que je voudrais interroger alors que ses pieds viennent à peine de laisser dans le blanc leur empreinte les saisir et le saisir, lui, dans le même mouvement, voir comment il les voit, comment il les comprend — que chaque trace suscite une parole, et chaque parole une nouvelle trace.
À mesure qu'il vieillit, que quelque chose en lui se fait plus friable, mon attention 'aiguise, s'alarme, rassemble les pièces d'un puzzle que lui-même semble avoir perdues.
Il est encore là, il n'a pas disparu, il est juste un peu plus loin devant.
Il se noie dans la brume, il martèle la neige, je me dépêche.
Je cherche à créer une archive du présent.
Dehors, la nuit est tombée, franche. Le sol est luisant de pluie fraîche. Les lumières de la ville m'accompagnent. Je vais me donner un an. Un an pour le connaître autrement que par nos mots, ou avec eux s'ils nous viennent. Pour chercher avec lui la chimère tracer le lit de notre serpent.
Dix-sept ans après la publication de son livre Paris, musée du XXIe siècle : Le Dixième arrondissement, où il décrivait le dit arrondissement, Thomas Clerc récidive, après avoir déménagé dans le 18ème, pour arpenter de long en large cet arrondissement de Paris à travers ses 425 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages, en adoptant l'ordre arbitraire mais incontestable de l'alphabet, des abords du périphérique jusqu'à Montmartre. Il s'offre à la flânerie et à une lecture vagabonde, discontinue plus que linéaire de la ville. Un portrait du quartier entre la confession, le rêve, l'étude ethnographique, politique, économique et, bien sûr, historique qui poursuit sa réflexion sur la muséification de la capitale.
Paris, musée du XXIe siècle - Le 18e arrondissement, Thomas Clerc, Éditions de Minuit, 2024.
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Sur la droite apparaît l'IMPASSE MASSONNET (75 x 12 m), qui à chaque fois que j'y passe est baignée de soleil. Méthode : ma palette graphique est saisonnière. Le bâti de cette impasse on ne peut moins parisienne, constituée d'immeubles années 1950 à gros moellons et trois étages, aux fenêtres détourées de ciment gris, évoque Saint-Nazaire, ce qui est loin d'être une offense. L'impasse, qui fait un retour, est un havre de paix qui jouxte les entrepôts de la RATP. Scène : un bad boy assis sur le rebord d'une fenêtre fait prendre le soleil à ses tatouages. Il est engagé dans une vaste et haute en couleurs discussion avec sa copine, dont je ne perds pas une miette pendant que je fais semblant de griffonner sur mon carnet. L'échange porte sur une question linguistique qui m'intéresse, la relativité des insultes. Le type explique à la fille (une superbe Black aux cheveux courts) que « fais pas ta salope » peut signifier « n'aie pas peur » mais n'est pas toujours compris ainsi ; alors que « ta gueule » est largement monosémique. Je suis moyennement convaincu ; mais la fille, elle, l'est à 100 %. Sorti de l'impasse, je reprends la route Championnet. Au 14, deux pieds nus dorent au 3e étage ; puis l'un vient se coller derrière l'autre, le frotte un instant sur la plante, et l'on ne voit plus qu'un seul pied. Au 30-32, on retrouve les entrepôts de la RATP en briques rouges, et leur style brutaliste, aux longues fenêtres horizontales, mais tout le secteur est en destruction-travaux pour instaurer le site Belliard, qui ne ressemblera pas, on l'espère, aux projections infographiques présentées sur les panneaux informatifs, qui sont aussi virtuelles que les photos d'agences de voyages. Panorama : on croise sur notre gauche la fin de la rue de Clignancourt qui vient mourir là ; la ligne de fuite est admirable, montante, donnant à voir, très loin et très profond, l'éminence du croisement Ramey décrit supra. Contact : j'interpelle un type à l'air débonnaire qui porte l'uniforme RATP : « Vous travaillez ici ? — Oh, travailler... » Son ironie me plaît d'emblée. Je lui demande ce que sont ces bâtiments et il m'explique qu'il s'agit d'un établissement social voué selon lui à disparaître. Cet homme est sympathique (je ne décroche pas mon portable qui sonne dans ma poche à ce moment) ; il est clair que nous avons voté pour le même homme. Au 5e étage du 23, un jeune enfant se colle contre le garde-fou en fer de son immeuble moderne. Image mentale : l'enfant qui tombe dans L'Argent de poche de Truffaut, et qui se relève sans un cri sans un pleur. Au 37, s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre-culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir encore plus proche je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre. Au 39, je prends mon habituelle photo du 39, et j'ai en outre le plaisir d'annoncer qu'ici a logé Raphaël Zarka (-5 rue Pajol). Juste à côté un bureau contemporain dont j'ignore la vocation précise répond au nom facétieux de FRHHH ! La rue se dégrade à l'approche du boulevard Ornano. De fait, l'hôtel du midi, au 43, n'a rien à voir avec un palace niçois et le 46 est un taudis dont les fenêtres sont murées. Bande-son : j'entends le raclement de gorge d'un pré-crachat derrière mon dos. Au croisement de la rue Neuve-de-la-Chardonnière surgit une respectueuse en survêt rose lycra qui, attirée peut-être par mon potentiel appétit, crache de nouveau dans le caniveau. Contact : « Ça va ? — Ça va, ouais. » Ce crachat essentiellement prophylactique (contrairement à d'autres, voir ma Sémiologie du crachat, à paraître) emporte avec lui le faible charme de l'hétaïre du Wenzhou ; j'avise à présent des cartons agités par des gens qui enfournent des chaussures dans des sacs de coton puis des sacs plastique puis des bâches, créant sur la chaussée une montagne d'emballages éphémère. Je connaissais la marque italienne Gucci, mais je ne connaissais pas sa concurrente Fulgi, si on peut parler de concurrence, exacerbée par la société kinoise de transit et de fret. Topologie : le premier morceau de la rue se ferme en triangle pointu sur une placette ; je prends ma respiration avant la place Albert-Kahn (orthographiée Khan sur mon plan), mais je fais d'abord une rotation oculaire avant de traverser le boulevard Ornano. Historiographie : ce faisant, je repère au 58 une plaque commémorative qui révèle que le 13 mars 1943 la Gestapo a arrêté l'ouvrier du rail Marius Lefebvre. Était-ce un vendredi ? À-t-on poursuivi les policiers après guerre ? L'esprit de pardon ne peut s'accomplir que si l'institution prend conscience de ses crimes. Méthode : pour les lui faire comprendre, il faut être aussi méthodique qu'elle dans le relevé de terrain et, au lieu de condamner sentimentalement le style de la police, le reproduire pour la doubler ; ainsi fait-on triompher la vérité dont ce style n'est que la contrefaçon. La traversée d'Ornano est difficile. On y arrive à force de persévérance. Je contourne la pharmacie de la place Albert-Kahn dont la couleur dominante est celle, non homologuée, du vermillon flashy. Performance pharmacie : muni de mon article bien connu sur la nécessité d'avoir de belles officines, je perturbe quelques instants l'hystérie marchande de ce supermarché malade, et je fuis dans le 2e tronçon. Style : je croise un type avec des bracelets indiens aux chevilles nues. Les queer arrivent à perturber le genre avec un sens achevé des codes stylistiques ; mais ce snob est-il trans, queer ou camp ? Il est midi et je commence à avoir faim. Ambiance : au coin Letort, deux cafés-restaurants se font face, et les tenancières se parlent d'une rue l'autre, créant un effet-village, phénomène qui se reproduit un peu plus loin entre les deux parties du garage Suzuki du 94 et du 97, le gérant donnant à l'ouvrier certaines consignes pour lesquelles il n'a pas besoin d'élever la voix. La faible largeur de la rue le permet, et peut-être un certain montmartrisme dérivé, qui autorise les familiers à parler à voix douce. Mystère social : l'amabilité, variable comme les nuages. Alloportrait : « Il pouvait se montrer soit très courtois soit très grossier. » Au 97, une petite plaque rouillée Enregistrements sonores est invisible si on ne la voit pas, comme disait un chevalier ; naturellement, elle est inaudible. Méthode : la technique grésillante de l'enregistrement dans mon esthétique personnelle. J'accoste enfin à mon port d'attache, La Renaissance, et m'installe devant le hamburger-frites du p'tit resto sympa. Décor : ce café a servi de cadre à deux films que j'ai vus à quarante années de distance, Le Mouton enragé et Inglorious Bastards, une preuve de plus que ne toucher à rien garantit la possibilité du style. Happening : je demande un café mais ils n'en ont plus ! Je quitte cet établissement au bord de la fiction et reprends ma route vers la réalité, via l'IMPASSE ROBERT (137 x 3 m). Une mosaïque de carrés jaunes et noirs, dont j'ai déjà vu des répliques posées sur de nombreux murs, la signale. Apparition : un père et sa petite fille, qui dit : « Oh ! Un space invader ! » Contact : j'engage la conversation avec le père, qui a mon âge et me dévoile les mystères de ce motif disposé à des milliers d'exemplaires dans les rues de Paris par un artiste anonyme qui a Invader pour pseudo. Je le remercie pour son explication et m'engouffre dans l'impasse en pensant que j'ai toujours aimé apprendre. L'impasse Robert, en coude double, offre l'intérêt paradoxal bien connu des endroits sans intérêt. Au RDC du 17, des Africains vivent dans des conditions pénibles. Je leur dédie cette phrase où j'ai fait ressortir dans les trois consonnes l'acronyme d'un pays qui porta jadis le beau nom de Zaïre. Au sortir de cette cité intérieure, je jette de nouveau un coup d'oeil sur la fresque haut placée (comment l'artiste a-t-il fait pour y accéder ?). Piège : je traverse une rue privée de plaque de rue à ses quatre coins, comme dans une ville finie non finie qui s'appelle chantier. Je suis désorienté et j'ai oublié mon plan. Dès qu'une rue est anonyme (ou plutôt anonymisée), j'entrevois un néant qui fait de moi un pur homme de lettres. Projet : envoyer une lettre anonyme à la mairie indiquant le manque. Contact : comme je suis un peu perdu, une vieille à chien me dit « vous cherchez quelque chose ? ». S'ensuit un petit échange sur la question de l'absence de plaque de rue, qu'elle commence étrangement par nier. Mais devant le fait (je lui montre l'absence), elle admet qu'il y a un problème, qu'elle cherche cependant à étendre à l'ensemble du quartier, dans une généralité critique où s'engouffre assez vite son ressentiment contre la Ville en général et le monde en particulier. Après avoir admis qu'on est bien RUE VINCENT-COMPOINT (195 x 12 m), je lui demande si le coin est agréable, à quoi elle rétorque en s'éloignant : « Ici, c'est la mort assurée ! » Je prends congé, apercevant soudain la seule plaque de rue qui existe mais cachée, en retrait, invisible depuis le croisement Championnet — je n'avais pas complètement tort, mais elle avait en partie raison. J'explore donc en passant cette voie qui présente au 9 un bel immeuble fantôme de six étages, en pierre véritable. Dégât visible du libéralisme : je vais pour me déporter sur le trottoir d'en face lorsqu'un coursier Deliveroo surgit en trombe et arrête son vélo devant le 1. Archive : après avoir vidéographié sa course, j'entame une conversation avec ce jeune homme brillant (Gédéon) obligé de financer ses études via ce job à la con, très-conscient de l'exploitation qu'il subit, mais ne désespèrant pas de s'en sortir. Banalité de base : les jeunes Africains n'ont pas le temps d'être pessimistes. Je reprends le trottoir devant le 19, petit immeuble à deux fenêtres, dont la modestie arrache les larmes. Le destin de ses habitants y est comme déterminé par le manque d'ambition de la structure. Au 17, qui le jouxte, une plaque noire indique la mort d'un pompier au feu le 28 avril 1987. Vie antérieure : le jour de cet incendie, je faisais quoi ? Je venais de souffler mes vingt-deux bougies. Bande-son : le klaxon d'un Uber rencontre un gitan, qui pousse un cabas. Sérendipité : tournant la tête vers la droite, mes yeux rencontrent un bâtiment vétuste de deux étages, entre garage et dépôt. Je me penche vers le trou noir et vois un couple en train de parler. Franchissement de seuil : je découvre une espèce de caverne d'Ali Baba géante, ouverte au public : nous sommes chez Sylvano, accessoiriste de cinématographe, et ci-devant brocanteur à tout faire, qui vend autant de merveilles que Oliveira da Figueira dans Tintin au pays de l'or noir. Je reste trop longtemps dans l'antre, plein de visions objectales ; j'allais quitter mon travail lorsque m'attire une grille très graphique : c'est le début du PASSAGE DU CHAMP-MARIE. Contact : un riverain qui s'inquiète comme moi de la destruction possible du hangar de Sylvano (« ça fait tout de même dix ans qu'il dit qu'il va partir ») me dit qu'un jour ou l'autre la mairie rachètera, détruira, gentrifiera. Que ces futurs nous pèsent !
Paris, musée du XXIe siècle - Le 18e arrondissement, Thomas Clerc, Éditions de Minuit, 2024.
À l'époque où Britney Spears sort son premier single en 1998, Baby One More Time, Louise Chennevière est encore une enfant. Elle danse, elle chante, s'enthousiasme pour la chanteuse américaine, avant de s'en éloigner en grandissant. Elle revient vers elle dans ce récit percutant sur la sexualisation de l'icône pop et le regard masculin sur les filles et les jeunes femmes. En faisant dialoguer le destin et l'œuvre de Britney Spears avec celle de l'écrivaine québécoise Nelly Arcan, qui s'est suicidée à 36 ans, laissant une œuvre à la fois perturbante et fascinante, Louise Chennevière parvient à parler de sa propre expérience. Un monologue à l'écriture incisive sur la violence dont sont victimes les femmes qui tentent de se penser et de vivre librement.
Pour Britney, Louise Chennevière, Éditions P.O.L., 2024.
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Mais ce que je vois quand je regarde la photo de cette petite fille à l'aube de ce siècle nouveau, c'est qu'elle ne sait rien encore de tout cela, de ce que le monde va lui apprendre, et qu'être une petite fille est pour elle une joie parce que ça veut dire pouvoir devenir Britney Spears et que Britney Spears pour elle alors, c'est chanter et danser chanter et danser, c'est être dans son corps sans crainte et sans distance, se sentir très vivante, c'est se tenir, très loin de la peur mais. C'est parce que je ne pouvais pas lire alors, les signes, et que je ne pouvais pas voir ce que les autres, les grands pouvaient voir et qui serait la cause de sa perte, les grands pour qui le sourire de Britney n'était pas juste le sourire d'une jeune fille, heureuse de ce qui lui arrivait, heureuse de tout ce qu'elle était parvenue si tôt, à réaliser, ses rêves, non, mais un sourire aguicheur, non cela je ne le savais pas encore qu'il n'y a pas d'innocence possible lorsqu'on est une jeune fille, car être une jeune fille c'est être adressée, car être une jeune fille ça veut dire que tout ce que l'on fait signifie toujours quelque chose qui, nous dépasse et qu'il y aura toujours quelqu'un pour mal interpréter, ça veut dire ne pas pouvoir être pour soi — alors que nous avions passé des heures dans un magasin de maquillage avec une copine, à la sortie de l'école, un mercredi après-midi, que nous avions essayé tout ce qu'il nous était possible d'essayer de parfums, de rouges à lèvres, de vernis, et c'était une vraie petite fête, en remontant la longue rue piétonne qui menait vers chez moi, baignée dans une douce lumière de printemps et moi, j'adorais la ville au printemps, un sentiment de liberté d'avenir, et comme tout serait possible, mais non car, je vis de loin la colère se dessiner sur le visage de mon père qui nous attendait à la terrasse d'un café, mon père qui s'était levé soudain et s'était dirigé furieux, vers nous — moi j'ai le souvenir d'une gifle, d'une gifle retentissante au milieu de la rue, mais peut-être pas, peut-être était-ce simplement le ton de sa voix et la rupture si brutale, sans raison me semblait-il, de cet état si léger dans lequel, quelques secondes avant seulement nous étions et furieux, il avait dit, enlève-moi ça tout de suite, tu sais ce que ça veut dire pour une fille de mettre du rouge à lèvres rouge, du rouge aussi rouge que ça ? Comment aurais-je pu le savoir alors ? et que ces mouvements que je répétais dans ma chambre n'avaient rien à voir avec le plaisir que je tirais moi à imiter celle que je voulais devenir, le plaisir pris à sentir mon corps vivant combien plus vivant que durant ces heures infinies que je passais assise en classe, que ces mouvements étaient, et même s'il n'y avait personne pour les voir, immédiatement suggestifs, car il se trouverait toujours quelqu'un pour regarder, et c'est peut-être ça ne plus être une petite fille, savoir qu'il y aura toujours quelqu'un pour vous voir, pour glisser un regard derrière un rideau, pour vous épier, vous surveiller et pour, vous désirer, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas non, je crois que tout cela encore, je ne le savais pas, et qu'il ne m'était pas possible de percevoir quoi que ce soit de, sexuel dans cette image-là : cette ado souriante d'un large sourire étincelant, le visage légèrement penché, assise par terre, sur ses genoux, une jupe très courte remontée loin, très loin sur ses cuisses, et je la vois aujourd'hui cette large fente d'ombre entre ses jambes, à cause de laquelle Britney. C'est vrai que, d'aussi loin qu'il me souvienne, mon père m'avait toujours intimé de fermer les jambes, c'est le genre de choses que l'on apprend très tôt aux petites filles. J'avais pourtant gardé jusqu'à aujourd'hui cette manie de m'asseoir, où que ce soit, les jambes parfois largement écartées, et ce peu importe ce que je portais — bien après lui j'ai entendu d'autres hommes me glisser à l'oreille, un peu outrés, Louise on voit ta culotte, je ne leur ai jamais répondu, et alors ? toujours je fermais les jambes un peu gênée, un peu humiliée d'être soudain rappelée ainsi à ce fait de mon corps, qu'il ne fallait pas oublier, pas cesser de surveiller sans quoi on ne savait ce qui pouvait vous arriver, n'est-ce pas, ne pas oublier de veiller à ce qu'on ne puisse pas prendre cela, le fait de se tenir, par simple négligence ou peut-être par envie, les jambes écartées dans un parc avec ses amis, pour un signe, sans quoi il risquait toujours d'y avoir quelqu'un quelque part pour prendre cela pour une invitation. Non, je ne leur ai jamais répondu et alors, qu'est-ce que cela peut me faire qu'on voie ma culotte, ce n'est pas ma faute à moi s'il y en a pour, regarder la culotte d'une jeune inconnue et si ce regard n'est pas, un simple regard, parce que après tout pourquoi ne pourrait-on pas regarder une culotte, non bien sûr, mais déjà une appropriation, moi qui ai tant de fois dû subir la vue involontaire du sexe d'un inconnu alors que je rentrais seule dans la nuit et que le type pissait là, sans pudeur ni honte, au beau milieu du trottoir, et vite vite détourner le regard, et jamais je n'ai voulu, lorgner, sauter sur cette chose-là, me l'approprier non, jamais je n'ai été excitée par la vue d'un caleçon dépassant du short, d'une couille dépassant du maillot, car je n'ai jamais désiré moi, un organe sexuel, comme ça, in abstracto, indépendamment d'une tête et de tout ce qu'il y a dedans, et une nuit que je rentrais tard, seule dans Marseille déserte, aux aguets bien sûr, car c'est toujours comme ça, et non pas comme m'avait dit ce type alors que je quittais la soirée, trop bien marcher seul dans la ville la nuit, dans la chaleur de l'été, un peu ivre, en écoutant de la musique, ce type auquel je n'avais pas répondu non, non je n'écouterai pas de musique parce que je préfère faire attention quand même — et pourtant je ne l'avais pas du tout vu, avant, avant d'être juste à son niveau, et alors c'était trop tard, je ne savais plus du tout quoi faire s'il fallait accélérer, se mettre à courir d'un coup, de toutes mes forces, ou bien continuer à marcher comme si de rien n'était, comme si je ne l'avais pas vu, ce type qui assis, sur les marches d'un perron, se branlait, comme si je n'avais pas vu l'expression sur son visage à l'instant où lui m'avait vue, comme si je n'avais pas vu sa bite, que je ne voulais pas du tout voir, sa bite sur laquelle je n'avais moi pas du tout envie de sauter, mais un dégoût, un dégoût immense et, quelle idiote j'avais fait de mettre cette robe si courte, si rouge, je sais bien pourtant ce que ça veut dire le rouge, je le sais, mon père il y a longtemps déjà me l'avait appris et comment avais-je pu oublier, et la robe que je portais cette nuit-là était exactement du même rouge, un rouge vif mais profond, un rouge que le type qui se masturbait là en plein milieu de la nuit ne pouvait pas n'est-ce pas, ne pas prendre pour une invitation, et si courte, pourquoi avais-je mis une robe si courte, quand sa bite à lui, moi, je ne pouvais pas, pas du tout la prendre pour une invitation à en tirer quelque jouissance, quelque jouissance légère et sans conséquence, car pourquoi après tout, ne pas m'asseoir là au milieu de cette rue sur cette bite, tirer un petit coup jouir et puis partir, ce n'est rien que du sexe après tout, rien de grave, de très conséquent, mais. Les choses ne sont pas du tout faites pour que les jeunes filles puissent prendre, un plaisir sans conséquence, jamais, nulle part, et j'avais fini par me mettre à courir très vite dans cette rue vide qui semblait infinie, si longue, sans me retourner et je ne savais pas si le type s'était mis à me courir après je ne pouvais que prier pour que ce ne soit pas le cas et courir, courir, et cette confusion, cette peur qui me fait quelques instants chercher le code de l'immeuble que je connais par coeur, plusieurs fois me tromper et enfin, la porte s'ouvre, je la referme brusquement mais je ne sais pas, il y a encore l'escalier, sait-on jamais, je le monte en courant et comme je m'en veux, une fois là-haut, le coeur battant, je ne sais pas exactement de quoi, d'avoir eu si peur, de n'avoir pas crié, de ne l'avoir pas défié, d'avoir mis cette robe trop courte, c'est vrai qu'il faisait chaud, de ne l'avoir pas giflé, d'avoir couru, de n'avoir pas fait assez attention, de ne l'avoir pas vu depuis bien avant, d'être rentrée trop tard et d'être partie trop tôt de cette soirée, il y avait ce type pourtant qui avait insisté pour que je reste, c'est vrai qu'il était pas mal, et quel genre de fille étais-je moi pour ne pas vouloir allonger la nuit d'été avec un bel étranger, pour sentir alors qu'il m'embrassait avec un peu trop d'insistance sur la joue, quelque chose en moi se serrer, moi incapable de jouir de rien, c'est vrai que c'était difficile pour moi de jouir lors d'une nuit passée avec un bel étranger oh, mais n'allez pas croire que je sois la seule, non, sachez même que nous sommes très nombreuses, tandis que les beaux étrangers sont presque toujours assurés eux, de cette décharge qui les libérera d'on ne sait quel poids, et qui aurait tout aussi bien pu se satisfaire du corps de cette autre fille n'allez pas me dire le contraire, tandis qu'il est beaucoup de femmes autour de moi pour qui c'est, bien plus compliqué, et j'en sais certaines qui ont même, abandonné cette idée-là jouir, et ça n'a rien à voir avec quelque mystère féminin que les garçons ne sauraient percer même si force est de constater, mais plutôt avec ce pli pris très tôt par beaucoup de filles à, et comment l'ont-elles pris ce n'est pas un mystère non, c'est plutôt une forme de logique implacable et les mêmes causes toujours produisent les mêmes effets.
Ce roman raconte la vie des homosexuels dans la Russie des années 90, le pays natal de l'auteur. Il débute dans un tourbillon de souvenirs épars de vies passées et de sensations mêlées, une mosaïque chaotique qui reflète parfaitement le tumulte intérieur de l'auteur exposé à une liberté trop vite éprouvée. Sergueï Shikalov, homosexuel dans un pays où l'homosexualité n'est pas acceptée, revient sur son histoire personelle, en restituant les espoirs et les désillusions d'une jeunesse broyée par les contradictions d'une Russie oscillant entre tolérance fugace et répression brutale. L'auteur retrace avec une lucidité douloureuse une décennie de dépénalisation, de liberté et d'espoir avant le durcissement du pouvoir de Poutine et le retour de l'homophobie en Russie.
Espèces dangereuses, Sergueï Shikalov, Éditions du Seuil, 2024.
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Qu'en reste-t-il ?
Des souvenirs
réveillés par un verre de rouge sec
un soir
… prétendument hivernal,
alors qu'il pleut des cordes, derrière les
fenêtres,
et l'herbe est verte,
dans le jardin
(de la copro)
Des promesses
Des bouts de papier froissés, balancés à la corbeille, d'un geste désinvolte, un peu comme l'on se débarrasse des tickets de caisse en vidant les poches de son sac une fois par semaine
Le regard indifférent des gens que le passé a dupés encore et encore, trop las pour tenter de réfléchir à ce que
« voter » et « la démocratie »veulent dire
Des fantômes farouches rasant les murs de nos appartements, stupéfaits de nous voir somnambuler vers la cuisine dans la conviction qu'une tranche de pain de mie avec de la confiture et du fromage de chèvre Franprix saura combler le ventre insatiable de nos angoisses à deux heures du matin
L'odeur des produits de soin Biotherm pour homme dont on se servait sans gêne chez nos coups d'un soir ou deux ; des hommes aux prénoms que notre mémoire a soigneusement rangés au fond de la boutique ; des hommes aux traits flous, des hommes plus mûrs que nous ; des hommes émancipés, indépendants, « accomplis professionnellement » – indéniablement –
des hommes qui pouvaient se faire autant de croissants qu'ils voulaient au petit déjeuner, parce qu'ils savaient que ça ne nuirait aucunement à leur corps parfait
Les blousons Zara en skaï craquelé et les tee-shirts skinny fit aux imprimés « United Colors of Benetton » délavés que nos mères peinent à évacuer des armoires alors que l'on ne retourne au foyer familial qu'une fois par an, le jour de l'An, la valise bourrée de chocolats Lindt, de palets bretons Auchan « deux achetés le troisième offert » et de boîtes de Doliprane, tout à fait conscients de ne plus pouvoir rentrer dans ces robes de jeunesse et surtout dans les nouvelles lois de ce pays,
– un pays de plus en plus étranger
Nos chambres d'adolescent, les pièces scellées d'un musée, attribuées à personne, car on ne risque pas de laisser un héritier, et il n'y a rien de plus triste pour une mère que de vider la chambre de son enfant pour en faire un débarras
Des objets figés que personne n'ose déplacer. Des dictionnaires et des livres en langue étrangère ouverts à la même page depuis des années. Des babioles offertes par une fille follement amoureuse de nous au lycée, une fille qui espérait être embrassée un jour. Des crèmes antiacnéiques périmées, des prospectus d'agences de voyages proposant des tours last minute pour s'évader dans un hôtel cinq étoiles all inclusive en Turquie ou en Égypte. Des dates d'anniversaire et des événements importants surlignés au marqueur jaune fluo dans des Moleskine achetés en solde. Des stylos à bille Made in Japan asséchés
Le mur contre lequel se sont faits les premiers selfies. Le papier peint lavable, dans un état impeccable comme si collé hier, certainement parce que notre père avait « bien fait bosser ces tire-au-flanc d'Ouzbeks, tu peux me croire ! »
Notre mère appliquant de la crème régénératrice sur les mains dans la lumière tiède d'une lampe-pince accrochée à l'étagère au-dessus du lit, sa voix faible suppliant de mettre un bonnet car il fait encore frais dehors
Les secousses de techno glissant de la discothèque Propaganda jusque dans la rue. Une entrée surplombée d'une grille en fer forgé, grosses lettres majuscules arrachées à la nuit par la lumière du réverbère : ПРОПАГАНДА. Des taxis « sauvages » ralentissant devant de jeunes gens hilares et insouciants, cigarettes rougeoyant dans une nuit voilée d'un rideau de neige. Des voix pointillées d'accents d'Asie centrale proposant des courses pas chères. L'odeur de la clope dans l'air glacé et un verre de Long Island Iced Tea tremblotant dans des mains frigorifiées
Les mensonges qui les rendaient tous égaux, Moscovites et provinciaux. Pas de copine parce que les études passent avant tout ; pas de copine parce que le salaire est pour l'instant trop bas pour subvenir aux besoins d'une famille ; toujours pas de copine car il faut d'abord avoir les moyens d'acheter son appartement. Des excuses à efficacité certifiée, des formules à employer pour que les gens vous laissent tranquilles, jusqu'à la mort, en attendant la mort
Des compilations MP3 de Céline Dion, Roxette, Madonna, Mylène Farmer, Jennifer Lopez, Aqua ou E-Rotic et des films de Xavier Dolan en MPEG-4 recopiés chez le copain qui possédait un graveur de disques, le titre inscrit au feutre bleu permanent. Des boîtiers rayés empilés dans des cartons attendant leur tour d'être anéantis dans l'humidité des « escargots en métal », ces petits hangars que tout le monde faisait construire dans les années 1990 pour y ranger sa voiture, ses pots de cornichons et tout le superflu de la vie. De petits sanctuaires dont personne n'ouvre plus la porte aujourd'hui car un parking, c'est quand même plus facile, et une chanson ou un film, ça se télécharge sur Internet
Des chansons de Zemfira fredonnées en lavant les assiettes. Une tentative pour dompter les angoisses :
Я хочу, чтобы во рту оставался честный вкус сигарет ;
Мне очень дорог твой взгляд, мне крайне важен твой цвет [1]
Haruki Murakami, Ken Kesey, Vladimir Sorokine, Anna Gavalda, Amélie Nothomb, Boris Akounine et Lioudmila Oulitskaïa, traduits ou en langue originale, ramassant la poussière sur les étagères ou introuvables en vente libre aujourd'hui. Des notes au crayon dans les marges, des mots incompris soulignés de rouge ou encerclés. Des pensées interdites
Des yeux étonnés rivés sur la grande affiche du Secret de Brokeback Mountain au-dessus de l'auvent du cinéma sur la place Pouchkine, quatre spots d'éclairage, « huit nominations aux Oscars »
Les magasins multimédias Studio Soïouz distribuant les disques officiels, « sous licence », accompagnés de livrets avec des photos inédites et les paroles des chansons, si inabordables mais si beaux
Les premiers barber shops Toni&Guy, leurs après shampoings à six cents roubles importés directement d'Angleterre et appliqués par les mains d'or des coiffeuses « habilitées » après une formation de cinq jours à Londres
Toutes les chansons du premier album de t.A.T.u résonnant comme un écho dans la tête à force de les avoir écoutées jour et nuit. La cassette achetée chez un petit disquaire non loin de la place des Trois-Gares, 200 km/h in the Wrong Lane. Le visage du vendeur. Un grand blond au nez magnifique qui pourtant ne lui plaisait pas trop – « trop gros ». Des mains de pianiste. Des yeux bleus ornés de longs cils. Son prénom aussi, qui est encore surligné en gras parmi tous les autres, car il avait eu le courage de proposer un échange de numéros. Personne n'a jamais appelé personne. Mais son numéro est toujours là, dans le répertoire de notre téléphone, grâce au nuage informatique qui immortalise les souvenirs que la mémoire humaine efface progressivement, un peu comme ces sépultures enveloppées de lierre au Père-Lachaise dont il ne reste que des noms et des dates gravés sur la pierre. Kirill du magasin de disques. Aucune idée de ce qu'il est devenu aujourd'hui, un mort-vivant – ou mort tout court, peut-être
Des privations volontaires, des repas sautés pour rendre les côtes apparentes et la jawline plus saillante, pour porter du XS
Les éditions collectors des disques de Mylène Farmer rapportées par les amis français rencontrés dans les files d'attente avant les concerts. Le coffret au revêtement en velours d'Avant que l'ombre… acheté à un Patrick sur eBay, double du prix d'achat, « neuf sous blister ». L'écorché en plâtre du Nº 5 on Tour, baptisé « le cadavre » par nos parents, trop encombrant pour passer en cabine, trop fragile pour être transporté en soute
Les gens qui nous lançaient « espèces de jeunots maximalistes » ou « libérastes », ceux qui taguent les portes des opposants politiques de la lettre « Z » aujourd'hui et appellent à enlever la nationalité à tous les « dissidents » émigrés, à tous les « traîtres »
La tête du Président, le même depuis plus de vingt ans, de plus en plus défigurée tantôt par la chirurgie esthétique, tantôt par les corticoïdes, tantôt par la solitude. Une bouche tordue aux lèvres rose pâle crachant des phrases enthousiasmantes visant à réunir le peuple, « les » peuples
Les visages haineux des propagandistes, leur manque de grâce et de cerveau. Des bouches déchirées par des hurlements hystériques, des arrêts cardiaques provoqués par la confiscation de villas sur le lac de Côme
Des balades sous les lampadaires au mois de mai, les scarabées du printemps virevoltant entre les branches de bouleaux, au-dessus des silhouettes marchant main dans la main
Des nez cassés et des étendards arc-en-ciel brandis pendant une énième marche des fiertés rapidement avortée
Restent des tableaux qui s'esquissent le temps de quelques secondes. Des sculptures de sable troublées par la marée haute
Reste le prénom soufflé depuis loin par le vent. Non pas l'un de ces prénoms fictifs adoptés dans les « Mecs de Moscou », mais le vrai, le nôtre, celui que nos parents nous avaient collé sans que l'on puisse dire si on aime ou pas… Un héritage ineffaçable, exonéré d'impôts
Restent des réveils en sursaut au milieu de la nuit, le cœur galopant dans la poitrine. Reste un silence total, complet, universel. Un silence qui fait peur et rassure à la fois, car on n'a plus rien à perdre
C'est finalement dans ce sas que l'on retrouve de la consolation. C'est finalement là que la mort et la renaissance se regardent sans se détester :
on ; je, toi et moi ; nous.Et puis la nuit s'empare de tout, une page se tourne, et la journée se lève.
Entre nous reste l'amour.
Espèces dangereuses, Sergueï Shikalov, Éditions du Seuil, 2024.
[1] 1. « Je voudrais garder en bouche le goût honnête des cigarettes ; Je tiens beaucoup à ton regard, je tiens énormément à ta couleur. » (Ici et ailleurs dans le texte, traduction de l'auteur.)
Une jeune femme part seule sur les routes avec son nourrisson. On suit son errance, sa vie quotidienne et domestique passée, à travers une narration éclatée en fragments répartis sur plusieurs années, organisés autour d'un jour J. Un parcours reconstitué dans le désordre d'épisodes plus ou moins longs. Le sens aigu de la composition de ce roman, accentué par la variété des formes du livre qui mêle le poétique au romanesque, permet de cerner la complexité du portrait kaléidoscopique de cette femme chamboulée par la naissance de son enfant, traversée par des émotions contradictoires qui amplifient son appréhension du monde, de la nature dont elle se sent proche, toute en la plongeant dans une profonde solitude. Une fugue en forme d'échappée belle.
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
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j - 345
Sur le quai, elle observe une femme qui gémit contre un pilier, se lamente. Sa plainte irradie autour du pilier, dessine des cercles concentriques. Un enfant prend le visage sale de la femme dans ses mains, le tient, veut obliger la femme à le regarder. L'enfant aussi est sale, visage souillé, noirci, vêtements tachés, défraîchis. La femme ne regarde pas l'enfant, malgré les petites mains, le petit visage qui veulent s'imposer à elle. Ses yeux regardent ailleurs, par-delà les jambes des voyageurs, par-delà les quais et les couloirs de métro. L'enfant ne dit rien.
La femme et l'enfant sont installés sur une couverture qui n'est plus rose et blanche, parée de taches de couleurs, jaune banane, vert pomme, rouge paquet de chips, bleu bouteille d'eau, brun sachet de boulangerie, au gré des offrandes qui y sont déposées.
Dans sa plainte elle élève la voix, la pousse par moments jusqu'à la frontière du cri, puis la voix s'affaisse, redevient lancinante, la voix de la femme fait des tours, de petits tours sur elle-même et autour du pilier. La femme est une sirène.
L'enfant finit par se détourner du visage qui ne veut pas le voir, fait quelques pas mal assurés, s'assoit d'un seul coup sur les fesses et entreprend d'ouvrir le paquet de chips rouge. Les yeux de la femme sont bleus, d'un bleu de glacier en haut de la montagne, et ronds comme des galets tournés. Elle les tient grands ouverts. L'enfant n'a pas les yeux bleus glacier galets. Les yeux de l'enfant s'étirent vers ses tempes, dans un brun chaud.
L'enfant s'est relevé, revient à la charge, attrape des chips et tente d'en nourrir la femme lorsqu'elle ouvre la bouche. La femme ne veut pas être nourrie, elle ne veut que faire tourner sa voix autour d'elle. L'enfant tourne lui aussi autour de la femme, espérant être vu, remarqué. Elle détourne la tête, tente de se soustraire à la volonté de l'enfant, mais ne bouge pas davantage, ne fait aucun geste vers l'enfant, demeure assise, stoïque, ne fait que détourner la tête. La femme ne voit pas l'enfant, elle ne voit que sa propre lamentation. L'enfant se lasse. S'assoit sur les jambes de la femme, et joue avec le bas de sa jupe, avec ses genoux, y dépose de petits morceaux de chips en file indienne, les fait avancer le long de la jambe nue qui mène aux pieds nus à la plante si noire dessous, noir de suie les pieds, les chips évoluent à la queue leu leu sur les mollets fins, chevilles fines de biche immobile, pieds noirs. La colonne de chips descend petit à petit prend possession du terrain, passe d'une jambe à l'autre en sautant par-dessus la rivière pleine de dangers monstres marins mutants mâchoires mordantes, revient aux monts genoux, se rassemble pour se concerter avant de tenter plus loin l'aventure, mais le danger venu du ciel coupe court au conciliabule, saisit entre trois doigts nombre de soldats et les avale d'une traite, ensuite picore, du bout de l'index mouillé sur la langue, un soldat après l'autre, picore, maintenant recouvre la montagne déserte, désolée, d'un pan de jupe dissimule le drame.
L'enfant se roule en boule pouce en bouche au creux du giron de la femme, regarde d'un oeil indifférent les voyageurs attendant le prochain train, masse indistincte, matière environnante que transperce la voix circulaire. Les yeux de l'enfant se plantent dans ses yeux, la regardent elle qui touche son ventre, assise sur un siège orange, elle qui le regarde. Le train de 18 h 35 pénètre dans la station. Les yeux de l'enfant se ferment.
j - 10
L remarque que quand elle marche le figuier retrousse ses racines.
j - 9
à remplir
j - 8
sur le sol, L retrouve une lettre qui manque à son nom
le T attend sur le trottoir d'une rue papillonnaire au nom de bataille oubliée – L ne se souvient pas d'être déjà passée dans cette rue ; le T est là sur le sol, grand et gris, étalé, plus sombre que la chaussée ; le T est grand, très grand, plus grand que L, mais elle a failli ne pas le voir ;
L regarde longtemps le T sur le sol ; près de lui, l'ombre de L est plus sombre encore, d'un gris plus dense, presque noir ; le T semble flotter au-dessus d'elle – l'ombre de la poussette n'est pas dans l'image, la poussette est plus loin, elle n'est pas concernée par cette lettre retrouvée ;
autour du T le bitume irradie d'un bleu d'or métallique, d'une moire verte et rose, traces d'essence irisées luisant sous le soleil matinal ;
L ne sait pas quoi faire à présent, elle ne sait pas comment récupérer ce T, comment l'incorporer à nouveau ; le T est là, il appartient au sol à présent, s'est fondu en lui, le T se détache du sol dans l'oeil de L mais sous les doigts rien ne le distingue du reste du trottoir, même granulosité, même épaisseur, même humidité : le sol a mangé le T, l'a fait sien, le T n'est plus à L mais au sol à présent ; le T et l'ombre de L se regardent depuis l'intérieur du sol, L les regarde depuis la surface – l'ombre est encore celle de L mais le T ne lui appartient plus, il ne la suivra pas lorsqu'elle partira, il faut lui dire au revoir ; L lui dit au revoir du bout des doigts et lui demande si le sol a mangé les autres lettres, où sont-elles ? le T ne répond pas ; L se relève, se remet à marcher, se met à chercher ;
j - 5
ici un repentir, lignes effacées, peinture noire sur peinture blanche, épaisseurs mates couchées l'une sur l'autre, mais pas de lettre – ici une empreinte, des coussinets, des pattes félines figées dans le sol mou, mais pas de lettre – ici le sol fendu, fissure, entaille, brèche, peau pelée, coutures, sutures, pavés, poussière, touffes d'herbe, lignes jaunes bleues roses violettes, fouillis fluo chiffré codé annoté, usages, informations, limites mais pas de lettre – ici une plaine lisse, traces sombres et grasses, migration des plastifiants, plaques de métaux lourds, bouches, grilles, regards, bordures béton, chaussures de cuir noir, canne, chaussures de toile bleue, roulettes, pneus aux motifs variés, bottines de daim clair mais pas de lettre – ici les ombres des grillages barrières clôtures, des frontières dressées sur les frontières couchées, ombres des arbres, branches tendues, feuilles dansantes, balayant les lettres perdues mais pas les papiers, pas les rats crevés, les petits sachets de mayonnaise vides, les mégots, capsules, cannettes, chewing-gums, les lambeaux de plastique de toutes les couleurs – ici un oiseau a voulu rejoindre son ombre, se fondre dans le sol, une voiture a voulu écrire un oiseau sur le sol, l'oiseau a voulu écrire le poids de la voiture sur le sol, l'oiseau est tout plat à présent, est-il encore oiseau ? est-il devenu sol ? est-il plus sol que oiseau ? on lui voit le dedans, l'oiseau est autant le dehors que le dedans ; la lumière s'accroche aux plumes douces, le sang a bruni autour, ici un peu rouge encore sous le petit tas de plumes os rachis calamus tiges blanches chair bouillie, mais pas de lettre
j - 4
L imagine une expérience : il faudrait attacher l'enfant, l'enfant apprendrait à marcher, se traînerait à quatre pattes dans un périmètre restreint par la chaîne, la corde, le lien qui astreint à un territoire, qui circonscrit ; l'enfant façonnerait son monde, un monde à sa mesure, sur mesure, fait par et pour son corps – le bitume peut fondre s'il atteint une température suffisamment élevée, il peut retrouver un état antérieur, liquide – au bout de sa corde, l'enfant chaufferait le bitume par la simple force de son corps, passant et repassant, le ferait fondre, lui rendrait sa mollesse, sa tendresse, y imprimerait son corps, lui donnant forme ; l'enfant et le sol ne faisant qu'un, se fondant l'un dans l'autre, éradiquant le plat, le lisse, creusant un gouffre, une cavité inédite, faite de chair, révélant les strates secrètes, les couches empilées, tous les sols amoncelés les uns sur les autres, remontant le temps ; L regarderait, immobile, L ne ferait que regarder le sol se défaire et se faire sous le corps de l'enfant, patiente, enracinée enfin, paisible, apercevant l'enfant à travers les branches du figuier – il n'y aurait rien d'autre à faire que de regarder – l'enfant à force de chauffer le bitume pourrait enflammer le monde et ne persisterait que le sol, le sol et rien d'autre, le sol et L et l'enfant pour y cheminer, le monde calciné autour, l'odeur de brûlé, les cendres du figuier – les empreintes examinées révéleraient des trajectoires, des cadences, des démarches à une deux trois quatre pattes, des écritures fuyantes ;
j - 3
aujourd'hui les chaussures ne sont plus du tout blanches, elles sont d'une couleur indéfinie, sans nom, mais c'est le mot blanc qui reste pour les nommer, bien que les chaussures aient déserté ce mot
14 avril
Rue de Meaux, VAUJOURS (93)
caméra municipale VM-4 (angle rue de Meaux et rue Henri IV / rue de l'Île-de-France)
[ 15 : 11 : 00 ] - Une femme avec une poussette provenant de la rue Henri IV est arrêtée au niveau du passage piétons [ elle porte un manteau marron large, un pantalon sombre, des chaussures claires, ses cheveux sont attachés]. Elle ne traverse pas lorsque le feu passe au vert piéton. Elle regarde par terre et frotte les pieds contre le sol.
[ 15 : 14 : 23 ] - Elle s'accroupit au niveau du sol et touche quelque chose par terre.
[ 15 : 15 : 57 ] - Un homme [ M. Abdelhamid BELATAR ] traverse la rue de Meaux, il s'approche de la femme et s'adresse à elle, elle ne bouge pas [ M. BELATAR a déclaré lui avoir demandé si tout allait bien, et que la femme n'a pas répondu à sa question ].
[ 15 : 16 : 18 ] - M. BELATAR s'accroupit près d'elle. [ M. BELATAR a déclaré avoir réitéré sa question sans réponse de la femme ] La femme est immobile, ne bouge plus sa main. [ M. BELATAR a déclaré avoir réitéré plusieurs fois sa question et que la femme lui a finalement répondu « Tout va bien, merci ». ]
[ 15 : 18 : 42 ] - M. BELATAR se relève et part à droite rue de Meaux, se retourne vers la femme plusieurs fois.
[ M. BELATAR a déclaré que l'enfant semblait dormir dans la poussette ]
[ 15 : 19 : 38 ] La femme se relève et traverse la rue de Meaux, poursuit en direction de la rue de l'Île-de-France. [ 15 : 19 : 49 ] - -
Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.
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